Ou comment Hollywood a transformé une étude psychologique sur une âme perdue en une chaste comédie romantique et accessoirement changé la vision de la femme dans les films et la société. Diamants sur canapé ressort en copie restaurée 4K ce 17 janvier 2018.
Une pucelle ou une traînée. C’était en substance les deux seuls rôles dévoués aux femmes dans les films hollywoodiens – et dans les fantasmes des hommes – jusqu’à la fin des années 50. Audrey Hepburn allait involontairement changer cet état de fait en interprétant Holly Golightly, femme dont la petite vertu devenait acceptable sous les traits innocents de l’actrice.
Dans la nouvelle Petit déjeuner chez Tiffany de Truman Capote, Holly est une prostituée, une « geisha américaine » comme aime à le rappeler l’auteur, à la recherche d’un mari riche dans le New York des années 40. Une âme perdue et acerbe, bien réelle et dure à cuire. Elle a 19 ans, fume de la marijuana et aime aussi les filles. Son histoire est racontée par un narrateur anonyme, un écrivain homosexuel avec qui elle vit une amitié platonique. Dans le film Diamants sur Canapé, Holly est une douce trentenaire fantasque qui met son téléphone dans une valise et ses chaussures dans le frigo et qui se relaxe dans une demi-baignoire transformée en canapé, une fille attachante et paumée débarquée de la cambrousse texane. Elle défend farouchement son indépendance mais se verrait bien la perdre pour une cage dorée. Jusqu’à ce qu’elle tombe amoureuse de son voisin écrivain, Paul Vartack. En voyant le film en 1961, Truman Capote crie à la trahison. Mais en vendant, trois ans plus tôt, les droits de son livre pour 650 000 dollars, il a aussi abandonné toute implication dans son adaptation.
Holly soit qui mal y pense
Les acheteurs, les deux producteurs Marty Jurow et Richard Sheperd, se sont pourtant engagés à rester fidèles à l’écrit. Cependant, ils savent pertinemment que la Paramount, pour qui ils se sont lancés dans le projet, n’acceptera pas Petit déjeuner chez Tiffany tel quel. Et encore moins la censure de l’époque. Ce qui passe en littérature ne passe pas sur grand écran. Le but est de faire un film commercial qui plaira au plus grand nombre sans froisser les valeurs morales de chacun. Une comédie romantique est encore ce qui est le moins risqué.
Un premier scénariste, le dramaturge Sumner Locke Elliott, s’attèle à l’écriture mais le scénario qu’il rend en avril 1959 est rejeté par Jurow et Sheperd. Ils trouvent notamment qu’il manque d’humour et de modernité et que le personnage de Paul Vartack est trop efféminé. Pour que Holly tombe amoureuse de lui – et passer la censure -, il doit être un hétéro bien viril. Le scénariste George Axelrod (Sept ans de réflexion), qui a été écarté une première fois à cause de sa réputation d’auteur manquant de subtilité et de raffinement, refait le forcing et obtient le travail payé 100 000 dollars. Encore une chose qui déplut à Truman Capote, de moins gagner dans cette opération que le scénariste qui sabordait son œuvre.
La censure s’attaque au scénario de George Axelrod en juillet 1959 et continue le travail d’aseptisation pour des raisons de moralité. Ainsi disparaissent les évocations explicites du sexe avant et hors mariage, des jurons de Holly ou encore des scènes dénudées. Mais George Axelrod ruse et parvient à conserver quelques aspects encore trop féministes et/ou scandaleux pour l’époque. Il les écrit ouvertement – comme la peur de Holly d’appartenir à quelqu’un ou ses fêtes orgiaques – ou les évoque subtilement – comme sa condition de prostituée et le sexe sans attaches. Est en revanche plus acceptable que Paul Varjack soit un écrivain entretenu qui trouve sa rédemption en devenant un amoureux transi – parce que c’est un homme et qu’à l’époque la censure préfère le gigolo à l’homo – et que sa maîtresse soit une riche femme mariée, froide, castratrice et manipulatrice – parce qu’elle joue l’antagoniste de Holly et qu’il faut bien montrer ce que devient une femme libérée sexuellement. Une fille peu vertueuse paye toujours pour ses transgressions. Sauf Holly. Avec l’aide d’Audrey Hepburn.
Quand la pucelle devient trainée
Truman Capote voulait Marilyn Monroe pour interpréter son Holly. Cette dernière a refusé sur les conseils de Paula Strasberg, sa professeure particulière d’art dramatique, qui lui a affirmé que jouer une péripatéticienne abîmerait son image. De leur côté, Jurow et Sheperd savent que Marilyn Monroe n’est pas leur Holly. Ils pensent plutôt à Shirley MacLaine, Rosemary Clooney ou Jane Fonda. Pour des raisons diverses, ils opteront finalement pour Audrey Hepburn.
La comédienne hésite à jouer Holly. Officiellement, elle ne veut pas interpréter une traînée. Officieusement, elle ne se sent pas capable d’incarner un personnage qui demande une interprétation aussi complexe et pour laquelle son charme seul ne suffira pas. Elle se laisse fléchir, convaincue par son agent Kurt Frings que ce rôle de composition apportera du renouveau dans sa carrière, par George Axelrod qui accepte toutes ses modifications pour rendre son personnage plus attachant, et par son cachet de 750 000 dollars. Le doute ne la quittera cependant jamais tout au long du projet.
Apprenant qu’elle doit chanter Moon River, écrite pour elle par Henry Mancini et Johnny Mercer (et qui recevra l’Oscar de la meilleure chanson), et s’accompagner à la guitare, elle prend des cours et reporte l’enregistrement jusqu’à ce qu’elle se sent fin prête à pousser la chansonnette. Apprenant que John Frankenheimer réalisera le film, elle pose son veto car elle ne le connaît pas. Elle préfère Billy Wilder ou Joseph Mankiewicz mais les deux hommes sont indisponibles. En mai 1960, elle donne son aval pour Blake Edwards, considéré pourtant comme un metteur en scène de 2è catégorie, plus porté sur la farce que sur la comédie sophistiquée. Elle ne le regrettera pas : sa direction d’acteur la poussera dans ses retranchements et lui permettra de livrer une interprétation qui lui vaudra une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice.
De son côté, le réalisateur d’Opérations jupons et d’Une seconde jeunesse espère être pris au sérieux avec Diamants sur canapé, comédie romantique aux thèmes plus matures qu’il n’y paraît. Blake Edwards cache toute situation potentiellement scandaleuse pour les mœurs des années 60 derrière du romantisme ou de l’humour – parfois jusqu’au burlesque -, estompant en passant l’immoralisme et le désespoir manifestes de l’œuvre de Truman Capote. Jusqu’à la scène finale. La fin de la nouvelle est amère et mélancolique : Holly est quittée par un prétendant brésilien mais part quand même en Amérique du Sud se chercher un mari avant de disparaître quelque part en Afrique. Celle du film est romantique à souhait : Holly admet son amour pour Paul et tous deux s’embrassent sous la pluie. Le couple à la moralité légère revient joyeusement aux valeurs traditionnelles de la société patriarcale. La femme a encore besoin d’un homme pour être heureuse et accomplie. Une fin digne du conformisme hollywoodien ? Pas sûr. La mise en scène de Blake Edwards montre les amoureux à l’entrée d’une ruelle, cernés de poubelles pleines et de hauts murs de briques. Cela pourrait augurer que leur amour n’est pas si pur que cela et qu’il va tant étouffer leur liberté qu’il ne durera pas longtemps…
Une prostituée est une anticonformiste
Diamants sur canapé montre un personnage féminin d’un genre nouveau pour l’époque : une anti-héroïne qui bouscule les codes de la femme. Elle est anticonformiste, indépendante et vit selon ses propres règles. Et parce que c’est Audrey Hepburn qui le fait, cela apporte respectabilité et sophistication à ses actes. Tout à coup, ce n’est plus immoral pour une femme de sortir en célibataire et de rentrer accompagnée, ni de boire sans modération de temps en temps, ni de porter une petite robe noire chic et sexy.
Les spectateurs gardent une vision romantique du personnage de Holly. Ils choisissent d’oublier qu’elle est à la base une arriviste qui a abandonné son mari et sa famille et qui survit grâce à la prostitution. Ils préfèrent aussi se dire que si Holly est dépendante de l’argent des hommes, comme une femme au foyer, c’est par choix et non par soumission à une quelconque tradition antique. Ce qui changera irrémédiablement leur vision de la femme sur grand écran. Et dans la société. Le film participe au mouvement féministe grandissant des années 60 où la femme se libère du carcan marital, affirme son individualisme et rejette les normes sociales qui lui donnent des choix de vie restreints. Elle ne veut plus être le sexe faible mais elle peut, en toute connaissance de cause, encore accepter d’être le sexe tendre.
Article paru dans Studio Ciné Live – N°95 – Décembre 2017
Crédit photos : © Jurow-Sheperd Productions