Pour Mystère à Venise, leur troisième enquête d’Hercule Poirot ensemble, le réalisateur Kenneth Branagh et le directeur de la photographie Haris Zambarloukos ont relevé le défi d’abandonner le 65 mm habituel pour tourner en numérique. La raison : le côté sombre et surnaturel de l’histoire et les besoins photographiques que cela impliquait. Haris Zambarloukos revient sur sa collaboration de longue date avec Kenneth Branagh et sur son travail de lumière pour Mystère à Venise. Le film sort en salles ce 13 septembre.
Qui est Haris Zambarloukos ?
Enfant, Haris Zambarloukos n’avait pas vraiment d’intérêt pour le cinéma. Il a grandi à Chypre, une petite île qui ne possède pas de grande tradition cinématographique. Dans le cadre de ses études d’art et de peinture à Londres, il s’est aussi essayé au théâtre, à la sculpture et au cinéma. Jusque-là, il avait considéré le film comme un divertissement et non comme un art majeur. Quand il a vu qu’un film pouvait être une œuvre d’art, il a changé d’orientation et obtenu un diplôme en cinéma. Dans sa promotion, il était le seul à vouloir devenir directeur de la photographie et non réalisateur. Ce qui l’attirait était l’application de l’esthétique et de la peinture dans la réalisation et la narration de films.
Haris Zambarloukos a notamment signé la photographie de Camera Obscura (2000), Mamma Mia! (2008), Thor (2011), Locke (2013), The Ryan Initiative (2014), Cendrillon (2015), Artemis Fowl (2020), Belfast (221) et dernièrement En eaux très troubles (2023). Il est le collaborateur attitré – ou presque – du réalisateur Kenneth Branagh depuis Le Limier (2007). Le duo a les deux premières enquêtes d’Hercule Poirot à leur actif : Le Crime de l’Orient-Express et Mort sur le Nil. Mystère à Venise est leur neuvième film ensemble.
Comment avez-vous rejoint Mystère à Venise ?
Haris Zambarloukos : Kenneth Branagh me l’a demandé. J’adore travailler avec lui et nous avons l’habitude de travailler ensemble. Et c’est toujours un plaisir. C’était intéressant pour nous d’essayer un roman d’Agatha Christie moins connu et d’aborder ce projet d’une manière légèrement plus sombre que les autres romans de l’auteur mettant en scène Hercule Poirot.
Il s’agit de votre neuvième film avec Kenneth Branagh. Quels sont les avantages de travailler avec un collaborateur de longue date ?
Les avantages sont généralement liés à la confiance, et, dans une certaine mesure, à la capacité de se stimuler l’un l’autre. Avec les premières collaborations, on a parfois l’impression de devoir être un peu plus prudent quant à ce que l’on fait, car on découvre encore la façon de travailler et le langage de l’autre. Bien sûr, dans tous les films, il y a une préparation, on n’arrive pas sur le plateau comme ça. On se prépare en général pendant 10 à 12 semaines et on apprend alors à se connaître. De mon côté, j’aime écouter beaucoup plus que parler. Je trouve que c’est un élément clé de ma préparation. Ken est un réalisateur très expressif. Il s’exprime clairement et de manière détaillée. Il aborde un film avec une grande compréhension et une grande connaissance de la façon dont il doit se dérouler en termes de rythme, d’apparence, de moments. C’est ce qui ressort, de manière assez claire, au cours du processus. Mais avec Ken, nous nous accordons toujours ce genre de période, surtout au début, avant d’entrer dans la logistique, où nous pouvons être nous-mêmes pendant un petit moment et nous dire : « Et si on faisait ceci ? Et si on faisait cela ? As-tu vu ce film ? Connais-tu ce que fait ce photographe ? As-tu regardé ces peintures ? Comment les vois-tu ? »
Il y a donc un temps d’échanges au début, quand il n’y a pas de règles, d’une certaine manière, quand nous n’avons pas à nous préoccuper du calendrier ni du budget. Puis, passé ce moment, le filet composé du calendrier et du budget est jeté sur nous et nous devons alors en tirer le pire et le meilleur. C’est à peu près ainsi que cela fonctionne. Cependant, je pense que peu importe le nombre de fois où j’ai travaillé avec Ken, il est important pour moi de traiter cette nouvelle fois comme si c’était la première. Jamais je ne lui dirai : « Nous avons fait cela sur le dernier film, faisons-le encore ». Si je disais ça, il serait déçu. C’est là que l’écoute entre en jeu. Vous écoutez et vous commencez un film comme s’il s’agissait d’un premier projet ensemble. Et dans le cas de Mystère à Venise, ce n’était pas seulement une question d’avoir déjà travaillé ensemble mais aussi d’avoir déjà fait deux Poirot ensemble.
Est-ce difficile de travailler avec un réalisateur qui est également l’acteur principal du film ?
C’est un défi parce que vous n’avez pas autant de temps et d’attention, en particulier lorsque vous collaborez avec l’acteur principal, comme c’est le cas avec Ken. Toutefois, le défi n’est pas tant pour moi que pour lui. C’est un poids énorme d’être dans sa position. Il est le réalisateur, l’acteur principal et le producteur. Et il accomplit toutes ces choses avec un niveau de détail inégalé. Je dois donc être d’un grand soutien. Mes questions ne peuvent pas être des « Et si… » au moment où nous tournons. Vous avez une période où vous pouvez essayer des choses, mais une fois le tournage lancé, vous devez savoir quel est votre travail quotidien, quels sont vos défis. Et vous devez vous concentrer parce que je pense que l’une de mes tâches en particulier est de faire en sorte que Ken n’ait pas à s’inquiéter de la cinématographie. Parce qu’il s’en soucie. En fait, en tant que réalisateur, Ken est un excellent directeur de la photographie, il connaît les plans à tourner. Nous en avons parlé ensemble, nous avons clarifié ce que nous allions faire et comment nous allions le faire. Et lorsqu’il est acteur, il n’a pas à s’inquiéter de tout cela car je sais à quel point c’est difficile.
Je n’ai jamais vu Ken faire une pause ou se reposer, quoi que nous fassions. Soit il lit le scénario et prend des notes, soit il apprend son texte ou répète son accent, soit il parle au département décoration de John Paul Kelly ou au département costumes de Sammy Sheldon Differ, soit il vient avec moi jeter un coup d’œil au décor pour s’assurer qu’il est terminé. Vous travaillez donc littéralement à la seconde. De plus, après toutes ces années, Ken est devenu mon ami, alors je veux qu’il réussisse, qu’il fasse de son mieux. Je le soutiens de cette manière.
Associer le 65 mm et le numérique
Au début, vous m’avez dit que ce Poirot était différent des deux premiers parce que l’histoire est moins connue et un peu plus sombre. Mais pour vous, la principale différence est qu’il n’est pas tourné en 65 mm mais en numérique.
Oui, et c’est une discussion que j’ai eu avec Ken au début. Il aime tout autant que moi tourner en 65 mm mais pour ce long métrage, il envisageait des types de décors et de lieux très différents, dans une palette sombre, faiblement éclairés. J’y ai réfléchi et j’ai commencé à faire quelques expériences. Je lui ai alors dit que j’aimerais conserver l’un des aspects du 65 mmm. J’ai donc choisi d’utiliser des objectifs 65 mm conçus pour le film Ben Hur (1959), ce sont les Ultra Panatar. Ces objectifs 65 mm possèdent un léger aspect anamorphique, avec un écrasement de 1.2. Ainsi, j’avais au moins quelque chose issue du monde du 65 mm. Ce sont des objectifs vraiment magnifiques qui ont été très peu utilisés depuis cette époque. Il se sont avérés compatibles avec une caméra Sony Venice 2. Ils prennent une image Ak native de la Sony Venice 2 et la rendent en 1.85. Nous voulions filmer en 1.85 plutôt qu’en 2.40 parce que nous avions vraiment aimé travailler avec le 1.85 sur Belfast. Il semblait plus agréable en termes d’espace négatif. Il permettait d’avoir le palazzo à l’arrière-plan, mais de le rendre plus visible que dans le cas d’un format 2.40 plus letterbox. La Sony Venice 2 possède également une grande sensibilité à la lumière. Elle fonctionne à 3200 asa.
Nous avons donc fait quelques tests et l’image était parfaite avec des bougies et des éclairages pratiques, d’une qualité que la pellicule ne peut atteindre. La palette de couleurs était très agréable, très picturale. Une chose que Kodak a toujours fait brillamment, et qui a rendu la photographie de portrait si géniale, c’est qu’il y a beaucoup d’amplitude dans les rouges, et donc avec les nuances des visages. Ainsi, il n’existe pas qu’un seul rouge mais toutes sortes de rouges et de minuscules nuances de rouge. J’ai eu l’impression que cela en faisait l’appareil numérique le plus filmique que j’aie jamais vu. Et cela en combinaison avec un objectif Ultra Panatar de 65 mm. Ces objectifs sont les joyaux de la couronne en télévision. Il n’en existe qu’une douzaine au monde. Ils ont été fabriqués pour Ben Hur et ont été rarement utilisés. Nous ne les avons pas employés pour nos autres projets en 65 mm parce que nous avions un rapport hauteur/largeur différent. Mais le format d’image semblait correspondre à ce que nous essayions de faire sur Mystère à Venise. Il nous a semblé que c’était la bonne solution pour ce film, ce qui nous ramène à ce dont je vous parlais au début. Je pense qu’il faut écouter plus que parler lorsqu’on prépare un long métrage. Il faut évidemment écouter le réalisateur mais il faut aussi écouter l’histoire du film et les nuances de la situation et changer, s’adapter afin de créer une œuvre selon ses besoins. Si nous nous en étions tenus au 65 mm, cela aurait été l’inverse. Nous aurions été esclaves de la technologie au lieu d’être au service de l’histoire.
Un cinéma minimaliste
Quand vous évoquiez le 65 mm sur les deux premiers Poirot, vous parliez principalement de la connexion que ce format permet avec les personnages, du fait qu’il est aussi plus proche de la vision humaine. Ne pensez-vous pas qu’avec le numérique, le film va perdre quelque chose ?
Oui, c’est possible à cet égard, mais cela peut aussi apporter quelque chose d’un autre point de vue. D’une certaine manière, j’ai pu être un peu plus technique avec mes éclairages. Avec une pellicule, je n’aurais pas pu obtenir le même résultat avec le faible niveau d’éclairage. Et je pense que, dans une certaine mesure, cela aurait eu un impact sur la performance. Les acteurs voyaient à peine. Nous avons tourné en dessous des niveaux de lumière de l’œil humain. Nous avons dû laisser de petites lumières dans les embrasures de portes, dans les escaliers, etc. Il faisait très sombre. C’est donc un peu une question de concessions, et j’ai eu l’impression que dans ce cas, en optant pour le numérique, nous avons plus gagné que perdu. Nous n’avons pas pris cette décision à la légère. Ni facilement. Je suis très heureux du résultat. J’espère vraiment que Ken et moi ferons à nouveau un film en 65 mm, en 35 mm et en 16 mm. J’aime toujours ce format, cela ne change rien. En de rares occasions au cours de ma carrière, j’ai tourné en numérique pour diverses raisons. Je n’aurais jamais pu tourner Locke sur pellicule. C’était un film qui n’était possible qu’avec une caméra RED Epic, le plus petit type de caméra numérique de l’époque. Je dois servir l’histoire du mieux que je peux. Et il y a toujours des concessions à faire.
Quelles sont vos sources d’inspiration ou vos références pour Mystère à Venise ?
Il y a une sorte de minimalisme dans le cinéma japonais qui m’a toujours intéressé, en particulier une série de courts métrages appelée Kwaidan (1964, de Masaki Kobayashi) que j’ai vraiment adorée. Ce genre d’histoires de fantômes intimes me semble convenir à notre film. Il y a aussi un très jeune photographe qui s’appelle Joakim Moller. Il fait de la photographie de rue et le résultat est extraordinaire. J’ai également montré De sang froid (1967) de Richard Brooks à Ken juste pour le timing, le rythme, etc. La cinématographie est signée Conrad L. Hall [son mentor, NDLR]. Encore une fois, c’est très minimaliste dans les mouvements, très austère dans la photographie et le montage est absolument incroyable. Il traite du repentir ou de l’absence de repentir et de ce qui vous pousse à commettre un crime. Pour moi, le son, la musique et les images se marient à merveille. C’est une musique de Quincy Jones. C’est un film méticuleux, presque parfait, ou plutôt parfait. Et bien qu’il soit légèrement différent du nôtre, les équilibres et les décisions semblent tous être au service de la narration.
Mystère à Venise est une histoire surnaturelle avec un fantôme. Quels sont les codes du genre que vous vouliez utiliser ou au contraire les clichés que vous vouliez éviter ?
L’implication surnaturelle est la véritable prémisse du film. Avec Ken, nous avons essayé de diviser les mouvements de caméra et les éclairages qui impliquaient le surnaturel. Tout est à l’image et dans le plan. Nous n’avons pas eu recours aux images de synthèse. Nous avons tourné à Venise, nous avons construit de vrais décors avec de vrais arrière-plans photographiques et des effets de pluie. La caméra était déplacée à de très rares occasions. Lorsque nous déplacions la caméra, elle était attachée à Poirot, par exemple. J’ai trouvé un support et des petites caméras. Encore une fois, ce sont des plans que je n’aurais jamais pu faire avec une caméra de 65 mm. Lorsque Poirot se promène dans le sous-sol, c’est une caméra physique qui est attachée à Ken. Vous ne voyez que ce qu’il voit.
Nous avons fait quelque chose de similaire pour la séance de spiritisme : la caméra est attachée à la chaise qui tourne et c’est sa seule façon de bouger. Le film est donc très immobile. Nous avons un peu tourné caméra à la main. Nous n’avons pas utilisé de Steadicam, ni de grue. Lorsque nous voulions prendre de la hauteur, nous avons littéralement construit des nacelles et des supports plus légers qui nous permettaient d’atteindre la hauteur voulue. Et lorsque la caméra bouge, c’est parce qu’elle est attachée à un acteur ou à un objet qui bouge physiquement. De cette manière, et c’est ce qui m’intéressait dans De sang froid, nous avons pu créer un vrai timing et un vrai rythme. C’est la synchronisation des choses qui crée le suspense. Ce qu’Andrei Tarkowski décrivait dans Le temps scellé. C’est cette manipulation du temps qui crée l’illusion du surnaturel pour nous dans Mystère à Venise. Et ce sont nos divers dispositifs qui nous ont permis de le faire. Et l’éclairage à la bougie, l’utilisation du peu d’électricité qui existait dans ces maisons, le fait d’éteindre et d’allumer la lumière qui est orchestré par un supposé fantôme. Nous n’avions pas besoin de grand-chose en matière d’éclairage. Par ailleurs, la performance de Michelle Yeoh lors de la séance de spiritisme vous fait totalement croire que vous voyez un fantôme. La façon dont les autres acteurs et Poirot voient comment les choses se déroulent vous fait totalement croire qu’ils ont vu un fantôme. Ainsi, le fait que nous soyons simples et vrais dans la façon dont nous avons dépeint les choses à cette époque, permet aux spectateurs de vraiment vivre cette expérience. Le film est alors très immersif. C’est grâce aux choix que nous avons faits. Et aux performances envoûtantes.
Manipuler subtilement le spectateur
Vous évitez de montrer la Venise romantique habituellement décrite au cinéma. Comment s’est passé le tournage dans la ville ?
Nous y sommes allés en hiver, en janvier. Tout était donc très différent. Nous voulions une Venise maussade et nous avons obtenu une Venise très maussade. Et nous avons suivi le même principe pour tout. Par exemple, nous voulions filmer les canaux et les gondoles, mais nous ne souhaitions les montrer que dans une séquence tournée au crépuscule, alors que les personnages se rendent au palazzo pour la séance de spiritisme. Nous avions une caméra sur un bateau et trois caméras sur chaque gondole et c’est tout. Il y a des images sur le visage de quelqu’un et vous voyez ce qu’il vit. Et c’est tellement photogénique. Je veux dire qu’il est vraiment difficile de mal filmer Venise. Cependant, je pense qu’il est possible de la photographier dans son état le plus glorieux et le plus heureux, avec un élément de décomposition. Et il existe cet élément de décrépitude partout, car c’est très compliqué d’entretenir quoi que ce soit, n’importe quel bâtiment à Venise. L’humidité patine les couleurs et les murs. Nous avons donc choisi les couleurs, les heures de la journée et le temps qui convenaient à l’ambiance de l’histoire.
Il y a également eu un incident heureux et étonnant. Nous avions remarqué qu’il y avait des pigeons et des mouettes partout dans beaucoup de plans montrant Poirot se promenant dans les rues de Venise. L’accès à certains bâtiments nous donnait des angles inhabituels, plus élevés. Nous avons fait des prises de vue à travers certaines sculptures. Nous montrons des choses qu’il est très difficile d’observer à Venise, si vous marchez dans les rues. Si vous étiez un nettoyeur de toits ou de fenêtres, vous pourriez avoir un peu plus accès à ces endroits. Mais partout où nous allions, il y avait des mouettes. Nous avons décidé de filmer la place Saint-Marc à l’aube et les oiseaux qui s’y trouvaient. En préparant la prise de vue, quelques pigeons se sont envolés. Nous tournions, il pleuvait un peu et soudain, une mouette s’est jetée sur un pigeon et l’a attrapé puis s’est envolée avec, comme l’aurait fait un aigle. C’était horrible. Nous avons tous sursauté. Ce n’est pourtant pas inhabituel à Venise. C’est dans le film, bien sûr. La monteuse Lucy Donaldson a fait un brillant travail de montage avec Ken. Ils ont choisi ce genre de moments. Et nous recherchions ce genre de moments.
Et encore une fois, cela ajoute un certain élément d’authenticité, je pense, aux sensations que fait éprouver le film. En fait, il s’agit de ne montrer que ce qui peut créer l’émotion que vous voulez faire ressentir. C’est surnaturel ou pas. C’est pour cela que j’aime ce genre de film minimaliste, dans le sens où vous soustrayez plus que vous n’ajoutez. Et, ce faisant, vous faites en sorte que le public ressente les choses d’une certaine manière parce qu’il se concentre alors sur un seul élément et non sur un million.
Crédit photos : © Rob Youngson / 20th Century Fox
Article paru dans L’Ecran fantastique reboot – N°28 – Septembre 2023
Partager la publication "Mystère à Venise – Kenneth Branagh et le DP Haris Zambarloukos : une complicité à long terme"