Mystère à Venise constitue la première collaboration entre le réalisateur Kenneth Branagh et le chef décorateur John Paul Kelly. Leur défi majeur : créer le palazzo, véritable personnage du film, et montrer une Venise sombre et sinistre. John Paul Kelly revient sur son travail avec Kenneth Branagh sur cette nouvelle enquête d’Hercule Poirot. Mystère à Venise sort en salles ce 13 septembre.

Kenneth Branagh est Hercule Poirot

Qui est John Paul Kelly ?

John Paul Kelly suivait des études d’architecte quand il a réalisé qu’il allait s’ennuyer avec les tuyaux, isolants et autres codes réglementaires inhérents à toute construction de bâtiments. Il a donc changé de discipline et s’est tourné vers la direction artistique de films et sa liberté de conception. Une fois diplômé, il a créé des décors pour des clips vidéo et des émissions de télévision à petit budget. Son premier poste à la direction artistique d’un long-métrage a été pour The Last of the High Kings (1996), aux côtés de son mentor Frank Conway. John Paul Kelly est devenu chef décorateur à partir de Under the Skin (1997). Depuis, il s’est notamment distingué sur des films d’époque comme Bloody Sunday (2002), Deux sœurs pour un roi (2008), Une merveilleuse histoire du temps (2014), Stan et Ollie (2018) ou encore La Ruse (2021). Mystère à Venise est sa première collaboration avec Kenneth Branagh.

Pourquoi avez-vous accepté de travailler sur Mystère à Venise ?

Kenneth Branagh

Ken m’a contacté. Il m’a envoyé le scénario, je l’ai lu et je l’ai adoré. C’était une perspective très excitante parce que le film se déroule dans un seul décor, une maison. Ce bâtiment est en quelque sorte un personnage du film. Il fait presque partie de la distribution. D’habitude, mon travail consiste à créer des mondes, à inventer les décors dans lesquels vivent les personnages, etc. Dans Mystère à Venise, il s’agissait d’une personnalité à part entière. Cet immense palazzo possède sa propre histoire et les gens qui l’habitent y sont enfermés pour une nuit. C’était une occasion fantastique de concevoir un tel décor. Très vite, Ken et moi avons visité Venise. Nous avons vu ces magnifiques palais du XVIe siècle, mais pour nous, il était beaucoup plus efficace de construire le palais à partir de zéro en studio, à Pinewood. Par ailleurs, Venise détient un côté fantastique. La ville est fascinante en tant que lieu, et elle possède une histoire avec les fantômes. Les gens craignent trop de vivre dans ces grands palazzi à cause du folklore, des personnes qui y sont mortes au fil des générations et d’autres choses qui ont pu s’y dérouler. C’est donc un cadre très fascinant. Cela permet d’aller plus loin que le classique manoir hanté d’Angleterre.

Une mise en scène inhabituelle

Quel a été votre processus de conception ?

D’habitude, il s’agit de créer l’univers des personnages. Cette fois-ci, c’était très différent. C’était vraiment un monde à part. Très souvent, je parle aux acteurs et au réalisateur afin de connaître comment ils voient le monde dans lequel les personnages évoluent. Dans ce cas-ci, c’était moins pertinent. C’est donc à Ken et à moi qu’il incombait de définir ce monde. Nous avons commencé par visiter Venise et un grand nombre de très belles maisons pour trouver des idées. Ce qui était intéressant, c’était le caractère effrayant de beaucoup de ces endroits avec des sous-sols, des cachots et de l’eau qui s’écoule des murs. Les bâtiments sont si grands qu’ils ressemblent presque à des cathédrales, avec leurs immenses piano nobiles et toutes ces pièces qui se rejoignent. C’était évident que nous pouvions créer toute une série d’univers différents afin d’aider à raconter l’évolution des protagonistes dans cette demeure au fur et à mesure que l’intrigue se déroule. Et c’est une histoire à la Agatha Christie, elle contient donc une bonne dose de tromperie. Il ne faut pas tout croire. La maison joue des tours aux personnages, comme ils se jouent des tours les uns aux autres.

Nous voulions donc créer une sorte de manoir avec beaucoup d’espaces différents, des couloirs et des passages déroutants qui mènent à des endroits auxquels on ne s’attend pas. Nous avons également imaginé que le palazzo avait été construit sur les vestiges d’une ancienne église ou d’un ancien monastère, ce qui est en rapport avec l’histoire racontée. Parfois, ces belles pièces du XVIIIe siècle s’ouvrent sur des espaces plus proches de l’église, avec des murs en ruine, des cloîtres et des couloirs menant à des sous-sols terrifiants. Nous avons également pensé qu’un des personnages vivait et mourait au dernier étage de cette bâtisse et de faire de cet espace une forêt enchantée. Il y a un jardin secret dans cette magnifique chambre où cette personne vivait.

Nous avons emprunté une partie de l’architecture de Venise, qui recoupe des traditions architecturales millénaires, et nous y avons introduit beaucoup d’autres idées de construction autour de l’église, créant ainsi des atmosphères diverses. C’est de là qu’est partie la palette de couleurs. Le film a évolué très progressivement. Au début, nous n’étions pas tout à fait sûrs de la façon dont il serait éclairé, car cette maison est occupée et ses occupants sont présents pendant une tempête de pluie, la nuit. On a pensé qu’ils allaient s’éclairer avec des bougies, mais finalement nous avons opté pour un éclairage qui devait venir du personnage qui possède la maison, à savoir une chanteuse d’opéra. Elle aurait apporté des éclairages de scène pour retrouver l’atmosphère du théâtre. Il y a donc une sorte d’éclairage de scène datant de 1930 qui montre de magnifiques fresques sur les murs et des œuvres d’art. Le pallazo a encore évolué avec l’implication de la cheffe costumière Sammy Sheldon Differ et du directeur de la photographie Haris Zambarloukos. Les couleurs ont continué à émerger et nous avons su comment nous allions éclairer le décor.

Comment avez-vous travaillé avec Haris Zambarloukos ? Vous a-t-il demandé de construire quelque chose de spécial pour ses éclairages ou ses caméras ?

Tina Fey, Michelle Yeoh et Kenneth Branagh

Nous avons essayé beaucoup de choses. En général, quand vous éclairez l’intérieur d’un décor, vous le faites à travers les fenêtres. Par exemple, cela consiste à faire passer le clair de lune par les fenêtres et à éclairer l’intérieur de manière artificielle. Mais comme il y a une tempête à l’extérieur et que la pluie frappe constamment les fenêtres, il n’y avait pas vraiment de possibilités d’utiliser cette technique.

Ken tenait aussi beaucoup à tourner le film sous des angles de caméra très inhabituels. Ainsi, la caméra est au sol et filme les plafonds ou elle est dans un coin avec un angle très large et dévoile toute la pièce. Cela signifie que nous n’avions pas beaucoup de moyens conventionnels pour installer les éclairages. Nous ne pouvions pas utiliser les plafonds qui allaient être filmés, par exemple, parce qu’une fois construits, nous ne pouvions plus les déplacer. La lumière venait donc de ces éclairages de scène. L’avantage des caméras modernes est qu’elles sont incroyablement sensibles à la lumière. Ainsi, même si les lumières sont très faibles pour l’œil humain lorsque vous êtes sur le plateau, la finition du film vous permet de voir beaucoup plus de détails. C’est d’ailleurs quelque chose qui m’inquiétait beaucoup, car nous avions construit ce magnifique bâtiment et je craignais qu’on ne le voie pas. Mais on le voit très bien dans le film et il crée une bonne atmosphère.

Sammy avait aussi des idées sur les costumes et la façon dont ils s’inscriraient dans ces décors. Pour certains personnages, vous voulez qu’ils se sentent incroyablement étrangers à l’environnement, comme s’ils n’étaient pas à leur place. Pour d’autres, vous les voulez intégrés à l’environnement, et qu’ils s’y sentent à l’aise. Les costumes permettent cette impression. C’est un processus très organique. Très tôt, je travaille sur des tableaux d’ambiances et de tendances, puis je me limite à une page pour chacun des décors.

Ensuite, avec l’accord de Ken, je crée l’ambiance pour chaque décor. Nous avons bénéficié de talents incroyables : des sculpteurs, des artistes scéniques, des peintres et des plâtriers. C’était une équipe extraordinaire. Ils ont tous apporté quelque chose de nouveau à mes idées. C’était très agréable de voir le film évoluer tout en restant proche de la vision originale de Ken.

Bousculer les codes de l’horreur

La séance de spiritisme possède une mise en scène rafraîchissante. D’habitude, ce sont des gens assis autour d’une table ronde et se tenant les mains. Dans Mystère à Venise, les tables sont carrées et les protagonistes disposés d’une façon particulière avec la voyante au milieu.

C’était en grande partie l’idée de Ken. Au départ, nous pensions que la séance se déroulerait autour d’une table ronde. Toutefois, Ken tenait vraiment à éviter ce que vous avez mentionné, le cliché des séances de spiritisme. Il a pensé que les gens devraient peut-être être dispersés autour de la table. Puis il a eu l’idée de faire tourner la médium sur sa chaise. On ne sait pas vraiment si elle tourne elle-même parce qu’elle a recours à la ruse ou si un fantôme la fait tourner. Mais lorsqu’elle dit qu’il y a un meurtrier dans la pièce, cela permet d’obtenir son point de vue sur chacun des personnages pendant qu’elle tourne sur elle-même. Elle peut ainsi regarder chaque personnage et vous vous demandez si quelqu’un à cette table est vraiment en train de faire bouger les choses. Ou non. Je suppose que cela n’aurait pas fonctionné dans une autre configuration.

La bande annonce est assez effrayante.

Je pense qu’elle est plus effrayante que le film. Les bandes-annonces poussent dans une direction et ici, c’est plutôt l’aspect terrifiant, mais le film est plus que ça. Je pense que la façon dont nous avons évité le cliché du genre a été de restreindre l’élément classique de la maison hantée qu’à une partie de la maison : la cavána. C’est une sorte de sous-sol dans le palazzo où l’on amarre la gondole. Il s’agit généralement de pièces très humides, très semblables à des donjons. Nous avons donc pensé qu’il serait bon que ce lieu soit hanté de manière très classique. Une partie du sous-sol est inondée, ce qui est lié à l’histoire du palazzo. Mais le reste de la maison devait être différent et apparaître en fait très beau et très vaste. Tout le contraire de ce que l’on imagine dans une histoire de fantômes.

Nous avons créé le piano nobile, qui est la pièce située juste au-dessus de la cavána, et nous l’avons transformé en un espace semblable à une cathédrale, avec des fresques angéliques sur les murs. Vues d’une grande hauteur, ces fresques peuvent sembler réduire les gens en-dessous d’elles et cela en fait un espace très effrayant. Tout comme il est terrifiant de se tenir seul dans une cathédrale sombre. De même, l’étage supérieur, avec ses couloirs et ses peintures murales d’arbres et de forêts, donne l’impression que l’on s’est perdu dans une forêt. Nous avons essayé beaucoup d’autres idées mais finalement, Ken a opté pour un film nettement moins chargé que ce qu’il avait initialement prévu. Je pense que le monde en lui-même crée l’atmosphère. Il y a des conventions classiques de l’horreur, je suppose, mais je pense que vous serez probablement surprise de voir combien peu d’entre elles sont présentes dans le film par rapport à la bande-annonce.

Venise comme jamais elle a été filmée

Le film se doit d’être ancré dans la réalité car à la base, il s’agit de la mort d’un enfant.

Oui, tout à fait. C’est une histoire vraiment tragique. Vous savez, je ne veux pas dévoiler l’intrigue, mais il y a plusieurs niveaux de tromperie qui sont vraiment choquants. Et je pense que c’est ce qui crée de la tristesse dans film. De la beauté aussi. Ces personnes sont étroitement liées et, cette nuit, elles sont enfermées ensemble dans cette maison terrifiante. Et à la fin, tout est résolu et ils savent ce qui s’est passé. Nous ne mentons pas quant à l’aspect d’un palazzo, nous avons recréé la réalité. Mes premiers projets, avant d’avoir visité de nombreux palazzi, étaient beaucoup plus exotiques et élaborés que ce à quoi cet espace devait ressembler. Mais je me suis rendu compte qu’en fait, ces bâtiments sont construits de la même manière, avec la cavána, le piano nobile et le piano segunde au-dessus.

Il s’agit en fait de trois grandes chambres construites l’une au-dessus de l’autre. La tradition était que les commerçants entraient avec leur gondole dans la cavána, s’asseyaient sur un grand banc et attendaient que le propriétaire de la maison descende et inspecte les produits sur les gondoles. Puis il amenait les commerçants à l’étage, dans ce piano nobile. Le piano nobile était conçu pour intimider les gens. Plus le palais était grand, plus le piano nobile était imposant et plus c’était un honneur de vendre ses produits à ce propriétaire. Nous sommes donc restés très proches de cette logique, et nous avons vraiment fait en sorte que notre histoire s’adapte à la disposition du palazzo.

Kenneth Branagh

L’un des personnages est une soprano, une chanteuse d’opéra et la propriétaire de la maison. Nous avons transformé l’un des grands salons en salle de musique, ce qui nous a permis de placer ses costumes, encore une fois fournis par la merveilleuse Sammy, sur des mannequins à l’intérieur de la pièce. Nous avons créé sa réalité comme elle l’aurait vécue, comme un clin d’œil à son passé. Mais bien sûr, mettre de beaux costumes du XVIIIème siècle sur des mannequins est assez terrifiant car lorsque vous les tournez, ils n’ont pas de visage. Il y avait donc une part d’horreur dans la réalité que nous voulions évoquer. Si vous entrez dans l’une de ces maisons, je dirais même dans chacune d’entre elles, que vous éteignez les lumières et que vous placez une lampe à l’extérieur des fenêtres, vous aurez très peur. Ce sont des environnements assez intimidants.

Comment avez-vous créé votre Venise ? Vous ne semblez pas montrer la Venise stéréotypée que nous connaissons, la Venise romantique. Et c’est aussi un film d’époque.

Oui, c’était très délibéré. Nous voulions choisir un palazzo qui ne soit pas sur le Grand Canal, qui sorte des sentiers battus, car il y a beaucoup de petits canaux latéraux à Venise. Il y a aussi ces merveilleux palazzi très décrépis qui tombent en ruine et dont l’extérieur semble vraiment vétuste mais qui sont généralement très beaux à l’intérieur. La taille du palais que nous avons construit est très proche de celle des palais du Grand Canal, mais nous avons délibérément voulu opter pour une Venise décalée. C’est aussi la Venise de l’immédiat après-guerre, le tourisme n’existait pas encore. Venise était encore un port. Elle avait été sauvée des bombardements pendant la guerre. Etonnamment, les Alliés et les Allemands s’étaient mis d’accord pour ne pas la bombarder. Elle a donc accueilli un grand nombre de réfugiés après la guerre et elle était incroyablement pauvre. Lorsque nous avons créé la Venise dans laquelle Poirot se promène, nous voulions vraiment évoquer cette pauvreté. Tout en conservant le romantisme de ces maisons, nous mettons en avant l’histoire de leur passé. Dans notre intrigue, la maison est un grand palazzo, mais avant cela, c’était un orphelinat où des choses terribles s’étaient produites 200 ans plus tôt.

Nous avons tourné dans toute la ville, mais nous avons évité beaucoup de clichés. En fait, nous avons filmé sur la place Saint-Marc, au palais des Doges et dans d’autres endroits, mais ils ne sont pas très présents dans le long métrage. Nous sommes restés beaucoup hors des sentiers battus. Nous avons créé des marchés mais ils ressemblent davantage à des marchés noirs, comme ceux que l’on pouvait trouver juste après la guerre, plutôt qu’à des lieux touristiques. C’est une nuit humide à Venise. Et nous avons tourné là-bas en janvier. Cette ville peut être très sombre et très sinistre. Nous avons tous vu des peintures du Grand Canal, dans toute sa splendeur, et Venise est la plus belle ville du monde, mais notre film donne la chair de poule. Je suppose que nous donnons une bonne idée de ce à quoi ressemble Venise dans les lumières et le brouillard hivernal. Bien que nous fassions preuve d’une grande révérence envers Venise, Ken tenait à créer notre propre version d’une Venise effrayante.

Nous n’avons tourné qu’une semaine dans la ville car nous avons construit l’extérieur du Palazzo et le canal à Londres. Nous les avons construits à l’échelle 1/3. C’était donc un très grand décor, probablement de la taille de deux courts de tennis. A l’échelle 1/3, les gondoles mesurent de 1,80 m à 2 m de long au lieu de 11 mètres. C’est la bonne taille pour qu’une fois les canaux et les gondoles mis en place, l’eau semble naturelle. Nous avons fait appel à des maquettistes extraordinaires et les effets spéciaux ont permis de créer un extérieur de Venise vraiment réaliste. Pour le reste du long métrage, c’est-à-dire la plupart des scènes de jour qui constituent le début et la fin du film, nous l’avons tourné en une semaine, au mois de janvier, dans une atmosphère très humide. Venise est un endroit très difficile à filmer. Il y a beaucoup de touristes. Nous avons choisi les endroits avec beaucoup de soin. Ken tenait beaucoup à ce que le film comporte un minimum d’images de synthèse. Il a utilisé beaucoup d’effets visuels dans les Poirot précédents, et il pensait que ce serait rafraîchissant de faire ce film dans un cadre très réaliste.

Crédit photos : © Rob Youngson / 20th Century Fox

Article paru dans L’Ecran fantastique reboot – N°28 – Septembre 2023