« Autant que je me souvienne, j’ai toujours rêvé d’être gangster. » Si cette phrase, qui suit un meurtre, annonce la couleur, en l’occurrence rouge sang, il ne faut pourtant pas se fier aux apparences. Les Affranchis n’est pas un film sur les malfrats comme les autres. Et il fête les 30 ans de sa sortie ce 12 septembre.
Martin Scorsese découvre Wise Guy, le livre du journaliste new-yorkais Nicolas Pileggi, alors qu’il tourne La couleur de l’argent. Publié en 1985, l’ouvrage raconte la vie d’Henry Hill, un simple homme de main de la mafia new yorkaise qui dénoncera son parrain et sa « famille » afin de sauver sa peau. « J’ai choisi Henry Hill, non pas parce qu’il était le plus intéressant, mais parce qu’il était le seul qui avait envie de parler, » raconte l’auteur. Martin Scorsese obtient rapidement les droits du livre. Nicolas Pileggi ne rêvait que de ça.
Le réalisateur et le journaliste écrivent alors le scénario. Ils commencent par sélectionner les épisodes de la vie de Henry Hill qu’ils veulent voir porter à l’écran. Martin Scorsese projette également le début de Jules et Jim de François Truffaut à Nicolas Pileggi afin de lui montrer la technique narrative qu’il compte utiliser pour la structure de son film avec notamment les arrêts sur image et la voix off. « Une voix off permet au spectateur d’entrer dans les pensées secrètes d’un personnage, affirme le metteur en scène. Elle a aussi ce ton réconfortant d’une personne vous racontant une histoire. Et la plupart du temps, elle ajoute à l’ironie. Imaginez deux personnages se disant au revoir et une voix off annonçant que c’est la dernière fois qu’ils se voient car l’un des deux va mourir. Le moment prend une toute autre résonance, de la profondeur et de la tristesse. »
Heureux hasard
Les deux hommes rédigent pas moins de onze versions du scénario. Martin Scorsese laissera cependant Les Affranchis de côté. Il hésite à réaliser un nouveau film sur des gangsters, sujet qu’il avait déjà traité avec Mean Streets. Il préfère se lancer dans sa très controversée Dernière tentation du Christ puis dans un des épisodes de New York Stories.
Quand il reprend le projet des Affranchis, il repense à ce qu’il l’avait aimé dans le livre de Nicolas Pileggi. « Ce qui me fascinait le plus était ces détails de la vie de tous les jours. Ce qu’ils mangeaient et les vêtements qu’ils portaient. Les boîtes où ils allaient. A quoi ressemblaient leurs maisons, leurs femmes, leurs enfants. Comment la vie s’organisait, au jour le jour. Je ne voulais pas faire un film sur des gangsters mais un film sur des gens. Le hasard voulait juste que ces gens vivent comme des gangsters. »
Pour le personnage d’Henry Hill, Martin Scorsese pense à Ray Liotta qu’il a repéré dans Dangereuse sous tous rapports. Mais la Warner le prévient qu’elle ne produira Les Affranchis qu’à la condition de la participation d’une grande star. Le réalisateur en parle à son ami Robert De Niro avec qui il n’a pas travaillé depuis sept ans. L’acteur ne s’intéresse cependant qu’au rôle secondaire de Jimmy Conway. C’est pourtant suffisant pour la société de production qui alloue 26 millions de dollars, le plus gros budget que le réalisateur a eu en treize films.
La vérité avant tout
Le tournage a lieu à New York, dans le Queens, durant l’été et l’automne 1989. En dépit d’un scénario écrit au cordeau, Martin Scorsese encourage, comme à son habitude, ses acteurs à improviser. C’est ainsi que Paul Sorvino, le parrain Paul Cicero, dans une scène où il ordonne à Henry Hill d’arrêter son trafic de drogue, donne une vraie claque à Ray Liotta à la surprise de ce dernier. Ou que Joe Pesci, alias Tommy, propose la scène du « Comment ça, j’suis marrant ? » en s’inspirant d’une de ses propres mésaventures.
Quant à Robert De Niro, il cherche la précision et, même s’il ne passe que trois semaines sur les plateaux du film, il se lance dans des recherches poussées sur son personnage, parlant à Henry Hill jusqu’à cinq fois par jour sur la façon de fumer de Jimmy Conway ou sur celle de tourner une bouteille de ketchup dans ses mains pour en faire couler le contenu plutôt que d’en tapoter le fond.
Martin Scorsese veut lui aussi précision et exactitude. « Peu importe que les personnages soient bons ou mauvais, l’important c’est que tout soit vrai, » souligne-t-il. S’il se fie au témoignage d’Henry Hill pour la véracité des faits, il se souvient de son adolescence dans la Petite Italie de New York où il côtoyait les mafieux, fasciné par la dualité qui l’entourait à l’époque entre la violence omniprésente des rues et l’amour de son prochain prêché par l’Eglise. Au contraire des autres films sur la Mafia, Les Affranchis ne montre donc pas la Cosa Nostra sous son côté noble et glamour mais expose son immoralité et son inhumanité.
Le long métrage ne s’attache pas non plus aux caïds mais à l’ascension puis la trahison et la chute, sans rédemption, d’un petit fantassin du crime organisé. ce dernier se définit non pas par ce qu’il est mais par ce qu’il possède et par les gens qui lui sont associés.
Plus qu’un film, Les Affranchis se veut finalement une étude anthropologique d’une micro société. « Je voulais faire un film qui ressemble presque à un documentaire, avec ce style et cette liberté qui font que tout peut arriver,précise le réalisateur. C’est l’exploration d’un style de vie, d’une société dans la société, avec ses propres codes de conduite. Je voulais montrer cette vie jour après jour. Je désirais être aussi près de la réalité et de la vérité que possible dans un film de fiction. Mais je ne souhaitais pas disculper ou blanchir les protagonistes ou créer un semblant de sympathie pour eux. »
Un montage particulier
Martin Scorsese ne finira pas le tournage des Affranchis. Attendu sur Rêves d’Akira Kurosawa pour jouer Van Gogh, il laissera les derniers plans à son assistant Joe Reidy. Mais dès le printemps 1990, il s’attaque au montage et s’amuse. Il commence avec le milieu de l’histoire, joue avec les ellipses, alterne les scènes courtes qui laissent à peine le temps de respirer et les scènes plus longues qui illustrent l’exubérance, la fièvre et l’ivresse du style de vie de ses protagonistes. Comme ce fameux plan séquence à la Steadicam où Henry et Karen pénètrent dans le Copacabana par les cuisines. Le propriétaire du cabaret avait refusé une entrée par la grande porte. Le plan est d’une grande fluidité et ressemble à un tourbillon comme peut le ressentir Karen devant tant de facilités pour Henry.
S’inspirant des 400 coups de François Truffaut et des documentaires, Martin Scorsese use – et abuse ? – des arrêts sur image pour chaque moment important de la vie d’Henry, marqué par la violence, quelle soit physique ou psychologique : la raclée de son père, l’explosion des voitures, sa rencontre avec Jimmy Conway, ou encore quand il réalise que ce même Jimmy Conway va le tuer.
Cet arrêt sur image, la dernière rencontre entre Henry et Jimmy dans un coffee shop, possède un autre effet de mise en scène emprunté cette fois à Alfred Hitchcock dans Sueurs froides. La caméra approche de la table, le premier plan ne semble pas bouger alors que l’arrière plan, le parking, se rapproche doucement et se déforme, ce qui fait perdre au spectateur toute notion d’espace et de perspective.
Tout autant que les images, le réalisateur soigne sa bande son. Il utilise pas moins de quarante morceaux – pour un million de dollars de droits – afin de couvrir les trois décades des Affranchis et illustrer les différents états d’esprit d’Henry : la nostalgie des années 50 avec son entrée dans le monde mafieux, le romantisme des années 60 pour sa rencontre avec Karen ou encore l’agressivité des années 70 avec la drogue et son dernier jour de liberté.
Le cinéaste de la Mafia
Une fois le montage achevé, et pour la première fois de sa carrière, Martin Scorsese se plie aux projections test exigées par la Warner. Certains spectateurs quittent la salle dès le premier quart d’heure et écrivent des insanités sur les cartons-réponses. D’autres sont gênés par le dernier jour d’affranchi d’un Henry cocaïné, ce qui était espéré par le réalisateur. Ce film détiendra le record de grossièretés – jusqu’à South Park, le film – avec 240 fois le mot « fuck » et ses dérivés.
Martin Scorsese, loué pour ses qualités de cinéaste, est vite descendu pour la violence de son long métrage. « Certains ont dit que j’étais irresponsable moralement de faire un tel film, raconte le réalisateur. Et bien, j’en ferai plus si je le pouvais. Je veux pousser les spectateurs à éprouver de l’empathie émotionnelle envers certains personnages qui normalement sont considérés comme des méchants. La moralité de cette histoire ? Il n’y en a pas ! C’est complètement amoral. C’est merveilleux. »
Ce qui dérange cependant le plus le spectateur est ce face à face avec sa propre conscience car s’il méprise ces gangsters pour leur absence de moralité et leur barbarie, il les admire pour leur liberté et leur façon de vivre en marge de la loi. Il éprouve de l’empathie et de la sympathie pour ces antihéros séduits par un rêve américain qui tourne au cauchemar.
Le seul changement que Martin Scorsese apporte à son film suite aux projections test est de remonter ses deux dernières bobines pour resserrer l’action.
Les Affranchis sort en septembre 1990 et engrange 49 millions de dollars au box office américain. Le réalisateur se voit alors gratifier d’une réputation de « cinéaste de la Mafia », qu’il confortera avec Casino. « C’est vrai que le style de vie des Affranchism’était proche parce que j’ai grandi avec, avoue-t-il. Je connais des choses sur cet univers et sur les gens qui le peuplent que d’autres réalisateurs ignorent. Mais cela ne veut pas dire que je suis un gangster. Vous m’avez regardé ? »
Crédits photos : © Warner Bros. Entertainment