Pour sa troisième incursion dans le monde de l’espionnage, le réalisateur Eric Rochant a choisi de se lancer dans une série télé. Mais plus qu’un sujet, c’est un concept qu’il a apporté à Canal+.
Le Bureau des légendes, c’est l’histoire de Guillaume Debailly, le meilleur agent des renseignements français. Et celle de Malotru, son nom de code de « clandestin » quand cet homme qui abrite tout le savoir-faire des espions est en mission de longue durée à l’étranger. Et celle de Paul Lefèvre, le nom de sa « légende », l’identité fictive qu’il a incarnée pendant sa dernière mission de six ans en Syrie. Il aurait dû la laisser sur place. Il est rentré avec. Et avec elle tous les dangers que cela implique.
Après avoir exploré les dessous du Mossad israélien dans Les Patriotes puis ceux du SVR russe et de la CIA américaine dans Möbius, Eric Rochant s’attaque – enfin ! – à la DGSE française. Avec toute la précision qu’on lui connaît, il nous fait entrer dans le secret bien gardé du Bureau des légendes, le service qui s’occupe de créer des vies de toute pièce pour les espions français qui partent en mission de longue durée aux quatre coins du monde. Et parce qu’un film n’aurait pas suffi, il en a fait une série télé de 10 épisodes pour sa première saison avec un objectif de trois saisons. Minimum. « Cela fait longtemps que je veux créer ma série, raconte Eric Rochant. Quand j’ai écrit et réalisé la série Mafiosa pour Canal+, je suis arrivé sur la saison 2. Je n’étais ni auteur du concept ni producteur. Cette série, ce n’était pas tout à fait moi. »
Le garçon est donc allé pitcher son idée à Canal+, seule chaîne premium française avec les moyens financiers à la hauteur de son projet. L’auteur-réalisateur part au front avec son synopsis mais aussi une méthode qui permet à Canal+ de diffuser une saison par an, ce qu’elle cherche à faire depuis longtemps. « C’est pourquoi on s’est précipité sur le projet d’Eric, reconnaît Fabrice de la Patellière, directeur de la fiction française de Canal+. Sa solution pour réduire le temps entre deux saisons ? S’y mettre à plusieurs pour écrire plus vite. » Mais il n’y a pas que ça.
Un showrunner à la française
En important le concept du showrunner des Etats-Unis, Eric Rochant a dû l’adapter à la France, ses scénaristes et sa législation. « On a commencé par gérer tout l’aspect légal lié au droit d’auteur et à tous les principes particuliers de la loi française dans ce domaine, explique Alex Berger, co-producteur de la série avec Eric Rochant via leur société TOP – The Oligarchs Productions. Mais avec sa méthode de showrunner, la mise en place de la phase de développement coûte dix fois plus chère. On a trouvé un partenariat avec Pascal Breton et sa société Federation Entertainment [coproducteur et distributeur à l’étranger] qui nous a aidé à financer le développement jusqu’à la signature de Canal+. »
Parallèlement, Eric Rochant met en place son atelier d’écriture composé de dix auteurs, lui inclus. « Cinq séniors chargés chacun d’un épisode avec un junior pour travailler sur les scènes, précise-t-il. On a écrit en simultané les cinq premiers épisodes de la saison en cinq semaines. En tant que showrunner, je relisais ensuite tout, je donnais du liant, de la cohérence et je réécrivais s’il le fallait. Une fois les scénarios livrés à Canal+, on a commencé les cinq épisodes suivants. Les 10 épisodes ont été écrits en trois mois. » Ce qui ne s’est pas fait sans heurt d’égos. « L’écriture collective avec un chef n’est pas naturelle pour un auteur, continue Eric Rochant. Je suis auteur et producteur, je dirige les débats et tranche à la fin. Ceux qui n’acceptaient pas l’exercice sont partis. »
De son côté, Canal+ s’adapte au rythme de travail d’Eric Rochant en étant plus réactif pour rendre leurs notes sur les scénarios et les montages. Et bataille sur le contenu. « Notamment sur l’équilibre entre le spectaculaire et le réalisme, souligne Eric Rochant. Je ne voulais rien céder au spectaculaire et eux voulaient que le réalisme soit tendu. Ils voulaient du Homeland, je voulais un A la Maison blanche ou un Mad men dans le renseignement. »
Le tournage commence le 24 septembre 2014 dans les studios de la Cité du cinéma qui regroupe aussi la production. Pour que la méthode d’Eric Rochant fonctionne, il faut optimiser en permanence le temps. Alex Berger s’est inspiré de la production de la série Damages où tout est à portée de main du showrunner. A la Cité du cinéma, Eric Rochant peut en quelques minutes passer de la salle d’écriture à la salle de montage au fond du couloir ou descendre sur le plateau si le réalisateur ou les acteurs ont une question.
Toute ressemblance…
Si Eric Rochant avait Matthieu Kassovitz en tête dès l’écriture, Jean Pierre Darroussin s’est vite imposé pour son personnage et les autres ont été choisis sur casting. « Sa série est basée sur l’humain et non l’action, avance Sara Giraudeau qui incarne une jeune espionne en formation au Bureau. Il a engagé des personnalités qu’on ne verrait pas dans des blockbusters. Il prend l’aspect psychologique du genre de l’espionnage et évite tous les lieux communs de la fiction. Il met de l’angoisse et de la tension sans avoir besoin de violence toutes les quatre scènes. Ses espions sont plus des observateurs et des psychologues que des gens d’action. » Et des menteurs et des manipulateurs que ce soit entre eux ou entre eux et le téléspectateur.
Eric Rochant explore ainsi les coulisses du Bureau et le quotidien de ses agents mais aussi de ses petites mains, des analystes aux techniciens en passant par les référents (les contacts à Paris des agents à l’étranger). « Ils travaillent comme vous et moi, remarque Eric Rochant. Ils inventent des histoires, écrivent des rapports, regardent des écrans… sauf que leur travail a des conséquences sur le terrain. » « Et on y croit, s’enthousiasme Sara Giraudeau. Et plus encore parce qu’Eric a ancré sa série dans le monde géopolitique actuel. » « C’est plus une série sur un service de renseignements et son fonctionnement que sur l’espionnage, poursuit Eric Rochant. En étant immergé dans le Bureau, on voit comment le monde actuel est abordé et vécu par les services de renseignements. Il y a un côté anti fantasme presque désidéologisé du monde actuel. C’est une vision cynique mais réaliste. »
« La série est fictive mais tout ce qu’Eric a inventé est plausible, » sourit Alex Berger. « J’ai envie de croire que ce Bureau des légendes existe, confie Fabrice de la Patellière. Je suis persuadé que quelque chose d’approchant existe mais sous un autre terme moins dramatique que le nôtre. » Contactée pour déterminer avec elle le vrai du faux de la série, la DGSE a répondu qu’il lui « est malheureusement impossible de s’exprimer publiquement sur ses capacités, ses techniques, ou ses modes opératoires, en indiquant ce qui relève de la réalité et de la fiction ». Sait-on jamais. Si Eric Rochant approchait de trop près la vérité.
Article publié dans Studio Ciné Live – N°68 – Avril 2015
Crédit photo : © Xavier Lahache / Top – The Oligarchs Productions / Canal+