En créant sa série Le Bureau des légendes, le réalisateur Eric Rochant est devenu un showrunner à part entière. Avec toutes les contraintes que cela impliquent pour lui et son diffuseur Canal+.
Comment est né ce projet ?
ERIC ROCHANT : Je suis allé voir Canal+ et je les ai convaincus de cette idée de série, Le Bureau des légendes. J’ai profité d’une petite fenêtre d’état de grâce dans laquelle j’étais : ils étaient contents de mon travail sur la série Mafiosa et mon film Möbius avait bien marché. Canal+ est la seule chaine câblée qui a les moyens et qui fait des séries de qualité, exigeantes. Cela faisait longtemps que je voulais créer ma série. Quand j’ai écrit et réalisé Mafiosa, je suis arrivé sur la saison 2. Je n’étais ni auteur du concept ni producteur. Cette série, ce n’était pas tout à fait moi. J’ai pitché le projet du Bureau des légendes à Canal+ en espérant qu’ils s’engagent dans une première phase de développement. Je ne leur vendais pas seulement un sujet mais aussi une méthode à l’américaine qui leur permettait de diffuser une saison par an. Je leur ai expliqué les contraintes du processus de création, de fabrication et d’écriture très organisé, très structuré et très en flux tendu. Ils connaissaient cette méthode en étant co-diffuseurs et co-producteurs sur des co-productions internationales. Là, ils étaient tout seul avec un producteur français, un showrunner français. Cela leur a demandé une adaptation et un investissement de développement plus conséquent car j’avais une équipe de huit personnes et cela allait très vite. Ils recevaient les scénarios dans un temps plus court car le travail était plus ramassé. Ils ont dû réagir plus vite et enclencher la production alors que tous les textes n’étaient pas encore là.
Canal+ s’est-elle engagée sur plus d’une saison ?
La chaîne s’est lancée en production tout en s’engageant sur l’écriture de la saison 2 qui a commencé fin septembre 2014. Canal+ était en train d’évoluer. Ils avaient très envie et avaient besoin d’avoir une saison par an. Parce que franchement sur leurs séries françaises, c’est une catastrophe. Mafiosa demandait 2 ans à 2 ans et demi d’attente entre deux saisons. A un moment donné, on n’en a plus rien à faire. C’est dommage de ne pas entretenir la flamme. Je pense qu’ils en étaient conscients. Mais ils n’étaient peut-être pas conscients de tout ce que cela demandait de leur part, de risque et d’angoisse. (Sourire)
Comment s’est passé la phase d’écriture ?
J’ai créé un atelier d’écriture structuré. Il y a dix épisodes donc deux phases de cinq épisodes. Cinq séniors, dont moi, étaient chargés d’un épisode chacun avec un junior pour travailler sur les scènes. Les juniors sont un peu les pigistes : ils écrivent des scènes à la demande puis les séniors corrigent. Ils apprennent en même temps comment se fait une série mais ils sont là pour produire de la scène. Les séniors sont là pour écrire et structurer des épisodes. On a écrit en simultané les cinq premiers épisodes de la saison en cinq semaines. En tant que showrunner, je relisais ensuite tout, je donnais du liant, de la cohérence et je réécrivais s’il le fallait. Une fois les cinq premiers scénarios livrés à Canal+, on a commencé les cinq épisodes suivants. Les dix épisodes ont été écrits en trois mois.
Pourquoi ce choix de dix épisodes ?
J’ai expérimenté les huit épisodes sur Mafiosa, c’était le standard Canal+. Mais j’ai toujours pensé que ce n’était pas assez. L’intérêt d’une série est d’avoir le temps de développer des choses, les personnages, les intrigues. Avec huit épisodes, on n’a pas le temps de trouver l’équilibre entre l’intrigue et le psychologique ou entre l’intrigue et les personnages. On est obligé de jouer l’un contre l’autre : faire de l’intrigue et bâcler les personnages ou jouer les personnages et du coup avoir une intrigue moins intéressante. Fabrice de la Patelière [le directeur de la fiction française de Canal+, NDLR] nous a dit : « Si vous avez de quoi faire dix épisode, on les fera. ». On avait plus qu’assez pour dix épisodes. (Sourire)
Comment avez-vous choisi vos quatre auteurs séniors ?
Je devais les connaître et avoir déjà travaillé avec eux. Ils ne sont pas tous restés mais au départ je savais pouvoir travailler avec eux. L’écriture collective avec un chef n’est pas naturelle pour un auteur. Cela dépend des tempéraments. Il ne faut pas avoir trop d’ego ou parvenir à le mettre sous le coude. De mon côté, je faisais attention à ce que tout le monde se sente bien mais c’est hiérarchisé. Je suis auteur et producteur, je dirige les débats et je tranche à la fin. Ceux qui n’acceptaient pas l’exercice sont partis. Mais je pense qu’il y a aussi un certain confort pour ceux qui écrivent à éviter de trancher certains choix.
Avez-vous eu le même problème quand vous avez choisi vos réalisateurs ? Parce que là aussi vous avez choisi des auteurs-réalisateurs (Jean-Marc Moutout, Hélier Cisterne, Mathieu Demy, Laïla Marrakchi).
En fait, le critère pour le choix des auteurs et pour écrire une série à plusieurs, c’est de parler la même langue. Il faut avoir les mêmes sensibilités, aimer les mêmes choses. C’est tout aussi important avec les réalisateurs à la différence que le texte est écrit, la bible est écrite. Pour moi, 70% de la série est faite à l’écriture. Puis viennent les acteurs. Ensuite, la réalisation est un peu la cerise sur le gâteau. Les grandes séries que j’ai aimées, et auxquelles je me réfère, sont des séries où la réalisation est médiocre mais elles sont incroyablement bien écrites et incroyablement bien jouées. Prenez Les Soprano : la réalisation des derniers épisodes des dernières saisons est très bien parce qu’ils avaient beaucoup d’argent mais au début, c’est très laid et très mal filmé. Mais c’est tellement bien écrit et tellement bien joué. Il est aussi vrai que les acteurs ne suffisent pas, il faut un bon directeur d’acteurs. Je n’aurais pas pris quelqu’un qui avait réalisé des films où j’avais trouvé les acteurs mauvais. Je voulais aussi une certaine sobriété dans la mise en scène. Je ne pouvais pas proposer à Michel Gondry de réaliser un épisode sauf à lui demander de ne pas faire du Gondry, ce qui aurait été dommage. J’ai donc choisi des réalisateurs qui sont dans le réalisme et plutôt dans une certaine sobriété de mise en scène.
Concernant les acteurs, avez-vous écrit en pensant au casting ?
Non à part pour Matthieu Kassovitz. Mais assez vite Jean-Pierre Darrousin s’imposait dans son personnage. Le casting des autres comédiens a eu lieu pendant l’écriture. On avait le casting en commençant à écrire les épisodes 9 et 10.
Pourquoi n’avez-vous réalisé que le pilote ?
Parce que c’est impossible de réaliser et de showrunner une série en même temps. J’ai expérimenté la chose sur Mafiosa : on était deux à écrire, puis je réalisais et enfin je montais. Il fallait donc attendre que tout soit fini pour recommencer à écrire. Pour sortir une saison par an et pour qu’elle ait quand même une vraie unité, il faut que le showrunner ne réalise pas. En revanche, je suis garant de l’unité, de l’esprit et de l’univers donc je chapote toute la réalisation. Je suis co-réalisateur de tous les épisodes [il voit les rushes au fur et à mesure et participe au montage, NDLR]. J’ai réalisé le premier épisode pour donner le la. J’ai réalisé l’épisode qui essuie les plâtres, (rires) celui qui est toujours le moins bon. Et c’est le moins bon, je pense. (Sourire) Dans Boardwalk Empire, le pilote est le moins bon de tous et pourtant il est réalisé par Martin Scorsese. Le deuxième épisode est mieux. Après, c’est formidable et la série est géniale. Il faut le temps. Ce qui m’intéresse dans les séries, c’est d’avancer peu à peu pour épouser une vie, un univers, pour être très proche des gens.
Crédit photo : © Xavier Lahache / Top – The Oligarchs Productions / Canal+
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