Dans son captivant Hinterland, Stefan Ruzowitzky, lauréat de l’Oscar du meilleur film étranger avec Les Faussaires (2007), mêle un polar horrifique à un contexte historique et socioculturel dans le Vienne de 1920. Le cinéaste autrichien utilise le style expressionniste où tout semble déformé et déséquilibré pour mieux nous plonger dans l’esprit plus que tourmenté d’un vétéran de la Première Guerre mondiale alors qu’il traque un assassin d’anciens combattants. Le résultat visuel est fantastique à tout point de vue. Cette prouesse technologique et artistique n’a cependant pas été sans difficultés pour le réalisateur. Hinterland sort en salles ce 28 décembre.
Stefan Ruzowitzky : Un pacifiste épris de violence
Le cinéaste est né en 1961 à Vienne, en Autriche, mais a grandi à Düsseldorf, en Allemagne. Il a étudié le théâtre, les médias, le cinéma et l’histoire. Son premier long-métrage, Tempo, date de 1996. Son second, Les Héritiers (1998) a remporté plus de 20 prix internationaux. En 2000, son thriller horrifique Anatomie, avec Franka Potente, est devenu le film de genre allemand le plus rentable de tous les temps. Stefan Ruzowitzky connaît la consécration en 2008 quand Les Faussaires remporte l’Oscar du meilleur film étranger. Il a depuis signé l’adaptation pour Disney de la série à succès de livres pour enfants Lili la petite sorcière, le dragon et le livre magique, le thriller d’action Cold Blood, avec Eric Bana et Olivia Wilde, ou encore le film d’horreur Patient zéro, avec Matt Smith, Natalie Dormer et Stanley Tucci. Il a également réalisé des épisodes de la minisérie 8 jours et de la série Barbares. Hinterland a reçu le Prix du Public UBS au Festival de Locarno (2021).
Comment est né Hinterland ?
Stefan Ruzowitzky : J’ai découvert le scénario de Hanno Pinter il y a une quinzaine d’années déjà. Je participais au Forum du scénario de Vienne. Les jeunes scénaristes pouvaient demander à des auteurs plus expérimentés de discuter de leurs scénarios. Le hasard m’a fait travailler avec Hanno sur son script d’Hinterland. Il avait fait des choses qu’on ne devrait pas faire dans un scénario, mais parmi elles, certaines étaient formidables et d’autres moins et qui prouvaient qu’on a raison de ne pas les faire. Cependant, à l’époque, j’avais décidé de réaliser un autre long-métrage, Les Faussaires. Quelques années plus tard, ce scénario m’est revenu. Hanno avait bien progressé. Néanmoins, j’avais encore le sentiment qu’à certains endroits, il nécessitait encore des révisions importantes.
Lesquelles par exemple ?
Par exemple, Hanno avait fait beaucoup de recherches historiques. Dans son scénario du départ, cette recherche historique était un peu trop présente. Certaines scènes étaient là uniquement pour expliquer le contexte historique. Cela me semblait un peu trop long. Il fallait resserrer tout ça. C’est toujours difficile quand quelqu’un d’autre continue votre travail d’écriture sur un script. Parfois cela peut devenir très problématique. Mais on est toujours restés amis, Hanno et moi. (Sourire)
Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce projet ?
C’est difficile à dire. Je crois que c’est la question philosophique liée à la séquence dans la cathédrale de Saint-Etienne, à Vienne. Cette question philosophique s’appelle “le dilemme du tramway”. Dois-je tuer un seul homme pour en sauver plusieurs et commettre alors un assassinat ? Ou ne rien faire et laisser alors plusieurs personnes mourir et être alors accusé de non assistance à personne en danger ? Trouver une mise en scène pour montrer ce dilemme moral m’a captivé. J’ai écrit cette séquence car dans le camp de prisonniers, il y avait eu un projet d’évasion qui a été dénoncé et qui a couté la vie à 19 personnes pour en sauver des dizaines d’autres. Je voulais créer une séquence qui rend visible ce dilemme. Le meurtrier a construit ce dilemme pour Peter Perg (Murathan Muslu) afin de le confronter exactement à cette situation où il doit décider qui sauver. Mais avec des éléments plus personnels en ce qui le concerne. En outre, j’ai également introduit l’histoire d’amour entre Peter Perg, marié à Anna (Miriam Fontaine), et la médecin légiste Theresa Körner (Liv Lisa Fries) car j’aimais l’idée de ces deux femmes que tout oppose – l’épouse et la doctoresse – qui représentent deux chemins de vie différents pour Peter Berg.
Au lendemain du chaos
L’action d’Hinterland se situait-elle depuis le début en 1920 et à Vienne ?
Oui. C’était en lien avec les recherches historiques de Hanno. Des combattants sont revenus un ou deux ans après la fin de la Première Guerre mondiale dans un Etat en plein chaos. Toutes les valeurs pour lesquelles ils étaient partis se battre, pour lesquels ils ont tout donné : Dieu, l’empereur et la patrie – n’existaient plus. Dieu était mort ; l’empereur François-Joseph 1er était décédé et son successeur Charles 1er avait renoncé au trône tandis que la république d’Autriche était proclamée ; l’empire était dissolu et la patrie telle qu’ils l’avaient quittée avait disparu. Ils n’ont pas été accueillis en héros. Ils ont été méprisés par ceux qui étaient restés.
Il n’y a pas que le contexte historique, il y a aussi la traque du tueur en série. Avez-vous mené des recherches sur les méthodes de la police de l’époque, sur la mentalité des tueurs en série ?
Effectivement, on a fait des recherches. C’est à cette époque qu’ont été inventées de nouvelles méthodes d’investigation, comme par exemple les empreintes digitales. Il y a d’ailleurs une scène dans Hinterland où le jeune inspecteur Paul Severin (Max von der Groeben) parle de cette nouvelle méthode. Mais les autres policiers se moquent de lui. J’ai aussi découvert que c’est dans ces années-là, en Allemagne, qu’on avait commencé à établir des profils d’assassins, surtout de tueurs en série. [SPOILER] Mais dans mon long-métrage, il ne s’agit d’un tueur en série. Ces criminels sont généralement des psychopathes qui tuent des femmes selon un mode opératoire qu’ils ont eux-mêmes développé. Dans Hinterland, il s’agit d’un meurtrier qui procède selon un plan très précis. Une fois qu’il aura tué toutes les personnes sur sa liste, il s’arrêtera car il aura accompli sa vengeance. Ce n’est pas la même chose. [FIN DU SPOILER]
D’où vient cette inventivité pour les différentes tortures et morts d’Hinterland ?
Elles étaient déjà en grande partie dans le scénario de Hanno, tout comme cette idée d’une stylisation des mises à mort. Je trouvais que c’était une très bonne idée, une idée très juste car il ne s’agit pas d’un récit naturaliste, on est plutôt du côté du roman graphique. Le photographe américain Joël-Peter Witkin m’a beaucoup inspiré visuellement. Il a mis en scène des photos avec des morceaux de corps humains. On a essayé de créer une esthétique comme ça, non naturaliste.
La docteur Körner est le seul personnage habillé en blanc. Elle apporte une certaine paix dans vos images.
(Il rit) Oui, dans la conception des costumes, je voulais que les hommes soient en noir et non en brun car on semble alors très vite glisser vers le sentimental. Je voulais que les costumes manifestent une certaine dureté. Elle, c’est vrai, elle est comme un ange en blanc. Toutefois, n’oubliez pas qu’elle est médecin et que la couleur traditionnelle des médecins est aussi le blanc. Mais en effet, ce choix de couleur n’est pas un hasard.
Un film expressionniste
Vos films possèdent toujours une très grande violence.
Oui. (Il rit)
D’où vient votre attirance pour la violence, voire même pour la barbarie ?
Je suis pourtant quelqu’un de pacifique et je ne suis pas du tout traumatisé par une quelconque expérience de violence dans ma vie. Toutefois, mes films ont tous un style assez opératique. En ce sens, j’essaye toujours de rendre les gestes un peu plus grands, les émotions un peu plus grandes. Quand quelque chose d’horrible se passe, il faut que ce soit vraiment très horrible. Je cherche à rendre le drame encore plus grand. Mais peut-être est-ce justement parce qu’il n’y a pas de violence dans ma vie personnelle que j’ai un peu besoin d’en mettre dans les fictions que j’écris, dans les mondes que j’invente.
Pourquoi avez-vous décidé de réaliser Hinterland avec le style expressionniste ?
Au départ, on n’avait pas forcément l’idée de tourner un long-métrage dans ce style. Notre idée était plutôt de montrer le monde tel que le protagoniste, Peter Perg, le perçoit, c’est-à-dire comme un monde instable, bouleversé, faux. Les expressionnistes ont montré à peu près la même chose. En fait, on est arrivé au même résultat qu’eux pour montrer ce monde en bouleversement total. Mais si les réalisateurs expressionnistes, tel Robert Wiene dans son Cabinet du docteur Calibari, l’ont fait en construisant les décors physiquement avec une scie et des planches de bois, nous on l’a fait de façon numérique.
Le numérique libérateur
Comment s’est passé ce tournage quasi exclusivement sur fond bleu et donc sans décors concrets ?
Normalement, avec cette façon de procéder, on tourne d’abord l’arrière-plan puis on intègre les acteurs. C’est un processus relativement facile car on sait exactement avec quel objectif et quelle hauteur de caméra mais aussi avec quelle lumière on a tourné. Cela permet ensuite d’intégrer les acteurs parfaitement dans le décor. Dans notre phase d’expérimentation – qui nous a donné beaucoup de soucis -, on a compris que nos constructions n’avaient pas de perspectives. Il y avait différents objectifs et différentes hauteurs de caméra et si les acteurs se déplaçaient un peu à gauche, ils devenaient des géants, et s’ils se déplaçaient un peu à droite, ils devenaient des nains. Cela nous a forcé à inverser le processus. Du coup, on a tourné d’abord avec les acteurs. Ensuite, Oleg Prodeus, le directeur artistique numérique, et son équipe ont composé les arrière-plans avec les distorsions des maisons et des perspectives.
Avez-vous trouvé cette méthode libératrice car vous n’aviez plus à vous soucier des problèmes que peut apporter un décor physique ?
Oui, d’une certaine façon, car cela donne beaucoup plus de possibilités. Quand on tourne un film historique, d’habitude, on est d’abord limité par le budget et ensuite souvent parce qu’il n’existe qu’un seul coin de rue qui ressemble à ce qu’il était dans les années 1920. Alors que nous, on a pu construire d’énormes panoramas de la ville comme on les voulait. Cela crée un nombre de possibilités absolument impressionnant. Néanmoins, c’est un procédé à double tranchant. Bien sûr, je peux demander à avoir trois fenêtres en plus ou à déplacer une porte, mais c’est aussi un poids car quand on tourne dans un lieu précis, qu’on a choisi, le décor possède alors ses contraintes. Et ses contraintes influencent mon travail. Elles me permettent d’inventer des solutions spécifiques pour cet endroit. Quand je n’ai pas ces contraintes, je dois vraiment tout inventer.
Mais cela vous permet de vous concentrer sur la direction et le jeu des acteurs.
C’est une autre forme de travail. Certains acteurs puisent leur inspiration dans les décors concrets : l’odeur, l’histoire du lieu… Ils les intègrent dans leur jeu. Et, en principe, les acteurs ont appris quand ils jouent au théâtre à imaginer les décors, ils ont donc l’habitude de ce travail. De plus, ils ont leur partenaire comme point d’ancrage. Alors que moi, je devais imaginer tout ça. Par exemple, je pense à cette scène où Peter Perg raccompagne la docteur Körner chez elle. C’est un moment d’intimité. J’ai quand même dit aux acteurs que, dans le lointain, on verrait une rue avec beaucoup de passants et d’animation mais que eux étaient comme dans une bulle, dans un espace un petit peu protégé, à l’abri, plus intime. Je pense que c’était important qu’ils sachent cela afin de conformer leur jeu à ce qui les entourait. Quant à moi, c’est plus difficile dans ce sens car normalement quand je tourne une scène, je fais le montage dans ma tête. J’ai une idée assez précise quant à ce à quoi cette scène ressemblera à la fin. Alors qu’ici, je devais non seulement faire le montage dans ma tête mais aussi compléter l’image. J’avais à gérer un plus gros volume de données dans ma tête. C’était plus difficile.
Comptez-vous réutiliser cette méthode ?
Je crois que dans le cinéma d’auteur, il y a encore une certaine réserve face à ces moyens numériques. On pense plutôt qu’ils appartiennent aux films de super-héros ou aux superproductions américaines. Mais notre idée était qu’on pouvait faire autre chose, qu’on pouvait utiliser cette technologie avec un budget raisonnable – on a dépensé entre 5 et 6 millions d’euros pour Hinterland – et l’utiliser comme un moyen d’expression artistique, comme un moyen esthétique et un moyen de transporter la narration.
Crédit photos : © SquareOne Entertainment
Article paru dans L’Ecran fantastique reboot – N°32 – Janvier 2023