Adapté de la nouvelle de John Ajvide Lindqvist (Laisse-moi entrer), Border suit Tina, une étonnante jeune femme au physique particulier qui se sent plus proche de la nature que des hommes. Sa rencontre avec l’énigmatique Vore va lui ouvrir les yeux sur un monde et une vie qu’elle n’aurait jamais imaginés. Border est réalisé par Ali Abbasi. Né en Iran en 1981, il a émigré à 21 ans en Suède pour étudier l’architecture. Cinq ans plus tard, il déménageait au Danemark pour changer de voie et entrer dans une école de cinéma. Il a mis en scène son premier long métrage, Shelley, en 2016. C’était déjà un film fantastique avec des gens bizarres qui vivent seuls dans une forêt. Cette interview contient des spoilers. Border, Prix Un Certain Regard au Festival de Cannes 2018, sort en salles ce 9 janvier.
Border est votre deuxième long métrage après Shelley. Est-ce que, comme pour beaucoup de réalisateurs, votre second film a été plus difficile que le premier ?
C’est difficile à chaque fois. L’autre semaine, j’ai eu des cauchemars au sujet de mon troisième film alors que je n’ai pas encore commencé son écriture. Faire un film est dur comparé à ce que vous obtenez. Vous suez sang et eau et au final, tout ce que vous avez, c’est un fichier informatique. Ce n’est même pas un objet unique, c’est juste un fichier que vous envoyez à d’autres. Je ne pense pas que ce métier devienne jamais facile. Mais c’est comme ça. Ce qui était bien avec Shelley, c’était qu’il n’y avait rien à quoi le comparer, je n’avais donc rien à perdre. Avec Border, je partais déjà perdant car Shelley a fait 400 entrées au Danemark et tout à coup, pour beaucoup, je suis devenu la figure emblématique de tout ce qui n’allait pas dans le cinéma danois. Je me suis alors dit que je devais faire un film grand public. Et j’ai fait Border.
Qui n’est pas vraiment grand public…
Et bien il devrait car c’est une histoire simple et il contient tous les éléments qui plaisent au public : des sensations fortes, un peu d’humour, une histoire d’amour… Je ne vois pas en quoi il diffère d’un film Marvel. Peut-être que c’est mieux fait. (Sourire) Ce qui, bien sûr, est sujet à discussion. Ce que j’essaye de dire, c’est que je ne le vois pas comme un film compliqué.
Border a beaucoup de points communs avec Shelley. Vous avez des gens étranges isolés dans une forêt, des êtres humains qui blessent ou tuent leur progéniture, une femme qui ne peut pas avoir d’enfant et a des problèmes avec l’électricité… Etait-ce conscient quand vous avez commencé à travailler sur Border ?
Je ne pense pas. Les deux films sont issus de la même période de ma vie parce que j’ai commencé à travailler sur Border avant Shelley, pendant deux ans, avant de me trouver dans une impasse sans comprendre pourquoi. J’ai alors eu l’opportunité de faire Shelley très vite et pour peu d’argent. J’étais fatigué de développer un scénario et je voulais tourner un film. J’ai donc fait Shelley puis je suis revenu à Border. Ils se sont donc faits à peu près au même moment et se sont peut-être influencés l’un l’autre. Mais la forêt est un bon contexte pour moi en Scandinavie. Si je devais faire un film urbain sur des criminels à la petite semaine dans Stockholm, tout le monde verrait alors que je ne connais pas grand-chose à la société suédoise. (Rires) Avec la forêt, je peux toujours jouer sur le côté mystique. Mais aujourd’hui, j’ai envie de faire un film qui soit plus ouvertement politique parce que je viens d’un milieu plutôt politique, sans pour autant être un activiste ou autre. Je ne voulais pas commencer ma carrière en créant une controverse ou en abordant des sujets trop polémiques car j’avais vraiment peur d’être tout de suite catalogué. Je préfère me mettre moi-même une étiquette plutôt que de laisser cette opportunité à d’autres. Ceci dit, je suis intéressé par beaucoup de choses. J’espère maintenant faire un film plus controversé ou politique ou autre. Et je crois que j’en ai fini avec la forêt. (Sourire)
Qu’est-ce qui vous a attiré dans l’histoire de Border ?
C’est comme si Madame Bovary rencontrait Hulk. Cette juxtaposition des deux m’a fasciné. Ce n’était pas juste un stratagème car cela créait une atmosphère unique. Dans la nouvelle de John Ajvide Lindqvist, vous plongez dans les pensées et les sentiments de Tina car vous lisez son journal intime. A un moment, vous découvrez qu’elle est un troll mais vous lisez ce qu’elle a écrit sur elle, sur son anxiété existentielle. Cela n’a rien de ridicule, alors que cela pourrait l’être. J’étais fasciné par le fait que cela fonctionnait sur moi. Et comme je le disais, je voulais faire un film grand public et donc utiliser le travail de John car il est très connu en Suède et en Scandinavie. J’ai choisi une histoire dont je me sentais le plus proche, qui me parlait le plus d’un point de vue émotionnel.
Comment avez-vous développé les trolls? Etes-vous un expert en la matière ou avez-vous tout inventé ?
J’ai lu la page de Wikipedia. (Sourire) Puis j’ai commencé à lire d’autres écrits sur le sujet. Ensuite, j’ai réalisé que je n’allais pas perdre mon temps à apprendre la mythologie des trolls ni devenir un expert en trolls parce que ce n’est pas vraiment le sujet du film. C’était une chance pour moi de créer ces créatures comme je le voulais car en fait, il n’y a pas vraiment de précédents cinématographiques. Si je réalisais un film sur les vampires, je devrais prendre en considération les 150 films de vampires qui ont déjà été faits. Il y a un contexte pour les vampires, pas pour les trolls. En marketing, ils appellent cela la « Stratégie Océan Bleu ». C’est un nouveau marché. (Sourire)
Vous deviez cependant faire en sorte que l’apparence de Tina et de Vore soit, certes différente, mais néanmoins acceptable par la société humaine pour que l’histoire fonctionne.
Mon principe directeur concernant bon nombre d’éléments comme le maquillage, les effets visuels ou encore le fantastique, était d’avoir un semblant de réalisme. Je sais que tout n’est pas réaliste en tant que tel dans Border mais il devait y avoir une certaine logique. Donc Tina et Vore devaient apparaître suffisamment étranges et différents pour être identifiables et se distinguer dans la foule mais aussi apparaître suffisamment humains. Tina a une vie, un petit ami, un travail. Si elle volait dans les airs, ce serait bizarre et on serait alors dans le royaume du fantastique, dans Harry Potter, ce qui est très différent pour moi.
Avez-vous fait des tests pour le maquillage des trolls ? Car Tina, par exemple, exprime beaucoup d’émotions sur son visage et tout le travail de nuance de l’actrice Eva Melander devait apparaître en dépit de ce maquillage.
Nous avons fait quelques tests mais travailler avec du maquillage c’est comme faire une sculpture avec du pain. Vous pouvez donner la forme voulue à la pâte mais une fois qu’elle sort du four, le résultat ne ressemble pas exactement à votre dessin initial. C’est pareil avec le maquillage. Nous y avons beaucoup réfléchi et produit de nombreux dessins conceptuels mais au final, nous n’avons pas pu tout conserver. C’est surtout le design créé par Göran Lundstöm qui donne de la cohérence et de l’expression au maquillage des trolls. Et bien sûr, il y a le travail d’Eva. Son masque était vraiment rigide. Eva est une actrice qui peut tout interpréter et sait nuancer son jeu. Elle peut être dans la surenchère comme dans la subtilité. Pour Tina, elle a dû pousser son interprétation au maximum afin qu’elle transparaisse à travers le masque. Mais pas trop car Tina est un personnage très introverti. Donc en un sens, cela aide que le masque soit si rigide.
Comment avez-vous présenté Tina à Eva ?
Mon directeur de casting l’a appelée et lui a dit : «J’ai un projet pour vous. Ne le prenez pas mal, mais ils veulent une personne grosse et moche pour jouer un troll. Je sais que vous n’êtes ni grosse ni moche mais si vous voulez tenter le coup.» (Rires) Ensuite, quand je l’ai rencontrée, je lui ai parlé de ce que je trouvais important au sujet de son personnage, à savoir sa vie intérieure. Et cette vie intérieure ne ressort pas toujours mais quand elle ressort, c’est de façon subtile. Tina ressent également une grande douleur existentielle. Son problème est d’être différente et sans amour, etc. Mais l’essence du personnage est qu’elle se sent seule. Je ne suis pas un réalisateur technique avec les acteurs. J’ai donc essayé de trouver l’essence des personnages Tina et Vore, puis j’ai laissé toute la liberté aux comédiens de l’interpréter comme ils le sentaient. Ensuite, je revenais sur ce qu’ils proposaient pour que ce ne soit pas trop différent de ce que je voulais de leur personnage. Mais ce sont eux qui ont généré le matériau avec lequel j’ai travaillé. Je voulais qu’ils arrivent avec leurs propres suggestions ou interprétation parce c’est leur travail. Ce sont mes collaborateurs et je ne travaille pas avec des robots mais avec des artistes.
Quelle a été la réaction d’Eva quand vous lui avez dit : «A un moment, il te pousse un pénis.» ?
Nous n’en avons pas parlé. Vraiment. Nous avons abordé d’autres choses. J’ai demandé à Eva et à Eero [Milonoff, l’interprète de Vore], de prendre du poids car je pensais que leur corps devait correspondre à leur visage. Eva a pris 20 kg et a vécu une transformation à la Robert De Niro. (Rires) Comme nous n’avions que très peu de temps pour répéter, nous avons surtout parlé de ma façon de travailler qui est très spontanée. J’essaye de minimiser le travail de la caméra et de la lumière afin de donner de l’espace à mes acteurs. Et je leur ai dit que ce serait un défi car il y a avait beaucoup de technique sur ce film avec le maquillage, les effets visuels, les animaux et les bébés. Il y a eu un vrai clash entre ce côté technique et ma spontanéité. Je leur ai dit que s’ils me trouvaient distrait et que je ne leur donnais pas assez de retours sur leur travail, ce n’était pas parce que je les détestais mais parce que j’avais l’esprit ailleurs vu tout le travail à faire. Ils devaient m’aider en assumant leur part. Mon souci principal n’était pas leur personnage car nous avions la même compréhension à ce sujet mais toute la partie technique. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir à deux fois à beaucoup de choses. J’ai dit aux acteurs de lire le script, de me dire s’ils avaient des questions mais que sinon, il fallait se mettre au travail. C’était notre façon de faire.
C’est efficace car les scènes qui pourraient être ridicules sont au final emplies de poésie et d’émotion et vous nous faites vraiment croire à ce qui est pourtant incroyable.
Je suis content de l’entendre. J’ai eu deux partenaires très importants. L’un deux se compose de tous mes acteurs, Eva and Eero en tête. Cela a été une joie de travailler avec autant d’acteurs géniaux en Suède. Je savais que de ce côté-là, j’étais couvert et que je n’aurais pas de problème. Mon autre partenaire est mon équipe de VFX et notamment mon superviseur, Peter Hjorth, qui a presque fait office de deuxième réalisateur. Ils m’ont libéré de pas mal de soucis ce qui m’a permis de me concentrer sur la mise en scène. Par exemple, beaucoup me demandent comment nous avons préparé et tourné la scène de sexe entre Tina et Vore. En fait, nous n’en avons même pas parlé. J’ai dit à mes acteurs : « Nous allons trouver le lieu de tournage et nous allons filmer la scène. Vous allez devoir subir huit heures de maquillage car je montre votre corps en entier. Il fera un peu froid et il y aura pas mal de trucs pratiques. » Je ne voulais rien de compliqué. J’ai dit à tous que je voulais deux versions de la scène : une animale et une tendre et romantique. Au montage, nous avons pris quelques prises de l’une et quelques prises de l’autre. En simplifiant mes instructions et ma mise en scène, je leur ai donné l’espace dont ils avaient besoin. Ils ont fait un travail de qualité. Ce que j’aurais pu imaginer n’aurait jamais été aussi bon que ce qu’ils m’ont donné de leur propre chef.
L’une des problématiques de Tina est sa quête d’identité, le fait de devoir choisir entre les trolls et les humains. Vous retrouvez-vous dans ce dilemme en tant qu’Iranien vivant au Danemark, car ce sont deux cultures et façons de vivre très différentes ?
Oh, absolument. Mais je vois l’identité comme une construction. Dans mon cas, je vois le cadre, la structure car je change d’identité en fonction de la situation. Quand je vous parle, je suis une personne. Quand je suis au Danemark, je suis une autre personne. Quand je suis en Iran, je suis une troisième personne. Je vois ces différentes identités se chevaucher mais néanmoins rester distinctes. Peut-être que ceux qui ont grandi dans un seul pays ou au contact d’une seule culture ne voient pas l’identité de cette façon. Mais je pense sincèrement qu’il n’existe pas d’identité rigide et que chacun est plus ou moins libre de former sa propre identité. Bien sûr, chacun a son passé, ses prérequis, son genre, sa couleur de peau, etc. Et c’est là où je suis en désaccord avec les politiques identitaires qui s’attachent tant à votre sexualité ou votre ethnicité. Ce sont des caractéristiques importantes mais elles ne vous définissent pas. Votre classe sociale vous définit plus. J’ai plus de points communs avec vous, que je ne connais pas, qui êtes d’un genre et d’une ethnicité différents, que j’en ai avec un fermier iranien, par exemple. Nous partageons tous deux un contexte culturel, social et politique similaire alors qu’avec ce fermier iranien, nos mondes sont plutôt des univers parallèles qui ne se rencontreront probablement jamais.
Vous dites avoir voulu faire un film grand public mais beaucoup vont le voir comme un film de genre. Pensez-vous qu’il est plus facile d’aborder des sujets sérieux dans un film de genre que dans un simple drame par exemple ?
Parfois. Mais il faut savoir être prudent car il y a cette maladie intellectuelle, surtout en Europe, de chercher à voir dans la culture populaire plus qu’il n’y a réellement. Par exemple, quand certains intellectuels regardent La vengeance dans la peau, ils voient un film sur l’identité et l’existence. Non. C’est un film sur un homme qui parcourt le monde et qui tuent des gens. Je reste prudent sur le fait de voir des allégories dans les films. Certains voient dans Border une histoire sur la crise des migrants. Non. Si j’avais voulu faire un film sur les migrants, j’aurais fait un film sur des migrants et non sur des trolls. Ceci dit, ce qu’il y a de bien avec les films de genre, c’est que les spectateurs baissent leur garde. Ils ne s’attendent pas à un discours sur le Bien ou le Mal ou sur la valeur de telle ou telle politique, etc. Donc si vous pouvez discrètement glisser quelques problématiques dans votre film, vous devez en profiter. (Sourire)
Article paru dans L’Ecran fantastique – N°404 – Janvier 2019
Crédit photos : © Meta Film / TriArt Film
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