Il est le scénariste attitré de Jacques Audiard depuis leur rencontre sur De battre mon cœur s’est arrêté. Thomas Bidegain revient sur sa collaboration avec le metteur en scène et sur leur travail d’adaptation pour leur nouveau film, Les frères Sisters, où une fratrie de tueurs à gages poursuit un chercheur d’or. Le long métrage sort en salles ce 19 septembre.
C’est l’acteur John C. Reilly qui vous a proposé, à Jacques Audiard et à vous, d’adapter le livre, Les frères Sisters de Patrick de Witt. Avez-vous pensé à lui en écrivant le personnage d’Eli ?
Non, pas vraiment. Avec Jacques, on ne pense jamais à un casting avant. Mais c’est vrai que depuis le début de cette entreprise, John était évidemment intéressé pour jouer le rôle d’Eli vu qu’il apportait le deal. Il savait néanmoins que Jacques pouvait choisir un autre acteur. Vers la fin de l’écriture, on s’est même dit qu’il pourrait jouer un autre rôle. Avec Jacques, on pense au personnage avant tout. Quand on écrit pour quelqu’un, cela le limite toujours dans ce qu’il peut faire, dans ce qu’on va lui demander de faire. Et cela limite le personnage lui-même.
Réécrivez-vous un peu les personnages une fois que le casting est validé ?
On réécrit toujours un peu. En fait, pour Jacques, depuis De battre mon cœur s’est arrêté (2005), je regarde les rushes et cela me permet de réécrire et d’ajuster. Sur Les frères Sisters, on l’a souvent fait. On était beaucoup dans la nature donc on pouvait reprendre des scènes et en écrire facilement de nouvelles. D’habitude, quand vous avez épuisé un décor et que vous en êtes partis, vous ne pouvez plus rien faire. Là, il suffisait de chevaucher un peu plus loin. On a donc beaucoup réécrit pendant le tournage pour trouver de nouvelles situations. Avec Jacques, on a aussi le « Cahier B ». B comme Bidegain. (Il sourit) Ce sont des scènes en plus. Elles viennent de répétitions, d’anciennes versions du scénario. Si on les met dans le scénario, elles ralentissent la lecture, ce qu’on ne veut pas. En revanche, on est très content de les avoir au montage. C’est un réservoir de scènes en plus. En fonction de là où va le film ou de la façon dont les acteurs interprètent leur rôle, on pioche dans ce Cahier B. Parfois, on prend juste quelques répliques ou on ajoute une scène, parfois on change les dialogues d’une situation. Le but est de pouvoir s’adapter et conserver la vie pendant le tournage, de pouvoir incorporer au film les accidents ou les changements survenus sur un tournage.
Faut-il des incontournables dans un projet pour que vous acceptiez d’y participer ?
Oui, bien sûr. Je me pose toujours les mêmes questions : « Est-ce que je l’ai déjà vu ? » « Qu’est-ce que ça me raconte du monde ? » « Est-ce que ça produit des images ? » Si je coche les trois cases, je peux commencer à réfléchir.
Quelle est la première nécessité, selon vous, pour réussir une adaptation ?
Il faut s’éloigner du livre. Il faut écrire une première adaptation du livre et ensuite adapter ce qu’on a écrit pour arriver à un film. A un moment, il faut arrêter de lire le livre. Par exemple, la notion d’utopie n’est pas dans le livre Les frères Sisters. Mais si vous enlevez l’utopie de l’histoire, les personnages ne vont parler que d’or, comme dans un western, ils ne vont parler que d’argent comme dans Le trésor de la Sierra Madre, et ce ne sera plus qu’une motivation. Alors que si l’or sert à quelque chose d’autre, on parle d’une idée et on a alors un film qui parle d’un type qui poursuit un type qui poursuit un type qui poursuit un rêve.
Ce film est aussi très riche en dialogues.
Le livre est réellement un livre de dialogues. C’est vraiment une longue conversation entre les deux frères, Eli (John C. Reilly) et Charlie (Joaquin Phoenix), une sorte de récit picaresque avec de nombreuses rencontres. Il doit y avoir un cinquième des rencontres du livre dans le film. On a écrit tellement de versions, on a pris tant de bouts du livre qui sont devenus d’autres choses par la suite. C’est un roman de rencontres et de deux frères qui discutent. Les deux autres personnages principaux du film, Warm (Riz Ahmed) et Morris (Jake Gyllenhaal), existent dans le livre mais ils sont plus caricaturaux et moins importants. On s’est rendu compte qu’on avait besoin d’un conflit entre deux couples, les frères Sisters d’un côté et Warm et Morris de l’autre, sinon le film devenait une errance et on perdait le côté de la chasse qui lui donne un rythme.
Il y a aussi beaucoup de violence, même si elle est hors champ ou filmée dans la pénombre.
Oui mais c’est une violence de conte, assez stylisée, à distance. Il y a un côté livre d’images : un cheval en feu, une grange qui brûle, des coups de feu dans la nuit… Cela commence comme un film violent, puis se pose la question de savoir comment se débarrasser de la violence de nos pères. C’est la question qu’on se posait tout le temps pendant l’écriture. A un moment, un personnage dit : « Il faudra qu’un jour on se débarrasse de toute cette barbarie. » Voilà. On est toujours en train d’essayer.
Existe-t-il une grande différence entre adapter un récit existant et écrire un scénario orignal ?
Oui et non. Oui parce qu’avec l’adaptation, on a un réservoir de scènes, de dialogues, de choses tangibles qui existent déjà. Quand on est sur une idée originale, il faut beaucoup s’interroger sur le niveau de réalité de l’histoire, par exemple. Dans l’adaptation, on se demande plutôt comment retrouver ce quelque chose qui nous a plu à la lecture et comment le traduire au cinéma. Les frères Sisters, par exemple, est un roman à la première personne mais au cinéma, cela ne marche pas vraiment ou alors avec une voix off. Mais comment retrouver cette intimité avec le personnage d’Eli, comment retrouver cette idée de première personne dans un film ? Ce sont des questions que l’on s’est posées. Après, il y a des invariants, comme la forme du film. C’est de cette façon qu’on travaille avec Jacques : on pense d’abord au film et ensuite à l’histoire. C’est plus rassurant d’avoir un livre car, l’histoire étant déjà écrite, on pense au film. Quelle forme prendra-t-il ? Celle d’un conte ? D’un western ? D’une comédie ?
Plus qu’un western, avec Jacques, on a très vite vu un conte dans Les Frères Sisters parce que ce sont des enfants. Eli et Charlie se parlent comme des enfants alors qu’ils sont des tueurs. Cette naïveté du regard d’Eli, cette juvénilité quand il découvre le monde. C’est un roman d’initiation, celle d’Eli. La nuit du chasseur – mon film préféré – était notre film de référence, même si ce n’est pas un western, avec cette idée d’enfants poursuivis ou poursuivants. Mais Les frères Sisters est aussi une comédie. On a un duo comique, très Laurel et Hardy, avec des scènes vraiment drôles. C’est de loin ce que l’on a écrit de plus comique avec Jacques et c’est aussi près de la comédie que l’on peut aller avec lui. (Sourire)
Vous êtes à l’écriture et sur le tournage. Participez-vous également au montage du film ?
Comme je vois les rushes, j’ai une idée de tout. Je ne suis pas dans la salle de montage mais je vois tous les montages. Je m’entends aussi très bien avec Juliette Welfing [monteuse de tous les films de Jacques Audiard]. Toutes les semaines ou toutes les deux semaines, je vois le film, je donne des notes et on en parle. On continue à modifier le film et on cherche ce quelque chose que l’on avait au départ. Quand on fige les choses, on est sûr de se perdre.
Crédit photos : © Page 114 & Why Not Productions
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