Il a fait ses armes sur X-Files et a explosé dans l’univers des scénaristes de séries télé avec Breaking Bad, aujourd’hui culte. Alors qu’il s’attaque sereinement à l’écriture de la saison 3 de son spin-off, Better Call Saul, Vince Gilligan revient sur la création de ses personnages emblématiques et se réjouit de son statut actuel très privilégié de showrunner.
Vous avez dit n’avoir compris Walter White qu’à la saison 4 de Breaking Bad. Qu’en est-il de Saul Goodman dans Better Call Saul ?
Je ne comprends pas encore totalement Saul Goodman. Mais avec les autres auteurs, nous pensons à lui en tant que Jimmy McGill, le nom qui lui a été donné à sa naissance et le personnage que nous suivons actuellement. Nous savons qu’il finira par devenir le Saul Goodman que nous connaissons dans Breaking Bad car c’est une promesse que nous avons faite aux téléspectateurs mais plus nous avançons dans l’histoire et plus nous réalisons que ce sera une tragédie pour Jimmy de devenir Saul. Quand nous avons commencé la série, nous pensions que Saul serait un personnage sympa avec qui passer du temps mais maintenant, nous préférons Jimmy. (Rires) Comprendre Jimmy demande beaucoup de temps. Ce qui est une bonne chose car les découvertes que nous faisons à son sujet en tant qu’auteurs rendent la série encore plus intéressante pour nous et, je l’espère, pour les téléspectateurs.
Vous montrez aussi Jimmy une fois qu’il n’est déjà plus Saul mais qu’il est devenu Gene et qu’il vit à Omaha, dans le Nebraska. A le voir, il n’aura pas une fin très heureuse.
J’espère que ce ne sera pas le cas. Il semble en effet avoir une vie assez sombre mais nous ne savons pas encore ce qui va lui arriver. Je ne fais pas de promesse mais Jimmy/Saul/Gene aura peut-être une fin heureuse. Mais Jimmy devrait déjà être heureux dans cette saison 2 car il a tout ce dont il a toujours rêvé : une bonne position en tant qu’avocat, une belle voiture, une petite amie… Sur le papier, il a toutes les raison d’être heureux mais il se refuse d’être heureux. Il se crée lui-même des problèmes. Cela le rend encore plus intéressant à écrire. Il est vrai que nous avons déjà été accusés de torturer nos personnages sur Breaking Bad et Better Call Saul (rires), de leur faire vivre de terribles épreuves inutiles. Mais l’idée de lutte est l’essence même du drame. Que nos contes de fées de notre enfance finissent par « Et ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » n’est pas anodin. Cela ne peut pas être le début d’une histoire. Regarder des personnages être heureux et vivre une existence sereine et satisfaisante, sans obstacles ni lutte, est l’antithèse du drame. Nous voulons que nos séries soient dramatiques. Même si Better Call Saul est souvent une comédie, la comédie a besoin d’une bonne dose de drame pour garder les téléspectateurs alertes et intéressés.
Y a-t-il un peu de vous dans chacun des personnages que vous créez ?
Je déteste l’avouer mais Walter est peut-être plus proche de ma personnalité que Jimmy. C’est embarrassant à admettre car je ne suis ni un hors-la-loi ni un criminel et, j’insiste sur ce point, je n’ai aucune envie de le devenir. (Rires) Quand vous voyez Walter au début de Breaking Bad, il est ennuyeux et frustré de son existence. Je me suis senti comme ça à de nombreuses reprises dans ma vie. Quand j’ai inventé l’histoire de Walter, je souhaitais peut-être inconsciemment être capable de faire ce qu’il fait. Ces personnages nous intéressent de façon universelle : les gangsters, les cowboys, les méchants… Nous ne voulons pas nécessairement finir comme eux mais nous trouvons rafraichissant et intéressant de vivre en dehors des limites et des codes moraux de la société. Maintenant, Jimmy McGill est tout aussi intéressant. Il est doué avec les mots. Il n’a pas peur de regarder les gens dans les yeux, d’aller vers les étrangers, de les arnaquer. Je ne pourrais jamais faire cela. Je suis doué avec les mots mais j’ai besoin de les travailler, de leur donner de la puissance et de les écrire dans un scénario. Je ne suis pas spontané. C’est donc intéressant d’écrire un personnage comme Jimmy McGill mais je ne me sens pas beaucoup d’affinités avec lui.
Vous dites toujours avoir beaucoup appris en travaillant dans l’atelier d’écriture de Chris Carter sur X-Files. Avez-vous le sentiment d’être un mentor pour certains des auteurs de votre propre atelier ?
C’est une jolie pensée. Le terme mentor est trop fort cependant. J’espère que j’ai une bonne influence sur certains auteurs avec qui j’ai travaillé, en particulier sur les plus jeunes. J’espère transmettre mon savoir à la jeune génération. J’ai eu deux assistants avec qui j’ai travaillé pendant quelques années. L’un d’eux, Gordon Smith, est aujourd’hui l’un des auteurs de Better Call Saul. Il a été nommé à l’Emmy du meilleur scénario [pour l’épisode “Five-O”(Saison 1, Episode 6), NDLR] en 2015. Peter Gould [co-showrunner de Better Call Saul, NDLR] et moi sommes très fiers de lui. Je n’ai aucun mérite quant à son talent d’auteur mais j’aime à penser que j’ai eu une bonne influence sur lui à ses débuts.
Comment fonctionne votre atelier d’écriture de Better Call Saul ?
Sur la saison 2, nous avions sept auteurs. Sue la saison 3, nous en avons hui. Nous nous installons autour d’une grande table et nous ressemblons à un jury qui ne parviendrait jamais à un verdict. (Rires) Nous discutons pendant des heures de la moindre seconde des intrigues de chaque épisode. Nous disséquons l’épisode. Nous inventons les scènes individuelles et nous en écrivons les grandes lignes que des cartes bristol que nous punaisons sur un tableau. Nous avons ainsi une vue d’ensemble de notre progression et nous remplissons les blancs. Cela nous prend trois semaines pour disséquer un épisode à raison de 9 à 10 heures de travail par jour. Nous connaissons ensuite tous si bien l’épisode que chacun d’entre nous peut l’écrire. L’un d’entre nous prend alors deux semaines pour écrire un scénario de 50 pages. Chaque auteur écrit au moins un épisode par saison. C’est important, pour Peter Gould et moi-même, que tous les auteurs participent et aient leur mot à dire sur chaque épisode. Chaque épisode appartient à chacun de nous. Les meilleures idées peuvent venir de n’importe qui, même de l’assistant d’un des auteurs qui tient les minutes de nos séances d’écriture. C’est un travail d’équipe. A la fin, nous ne savons pas de qui est venue telle ou telle idée. L’atelier d’écriture est comme une ruche. C’est un groupe de personnes intelligentes qui travaillent de concert sans se soucier de s’attribuer un quelconque mérite pour une idée personnelle.
Y a-t-il une chose que vous auriez aimé savoir plus tôt pour exercer votre métier aujourd’hui ?
Il y a tant de choses. (Rires) Je ne serais pas showrunner aujourd’hui sans la sagesse et les connaissances que j’ai acquises sur X-Files. Je me suis cependant toujours focalisé sur l’écriture. Sur X-Files, il y avait toujours un producteur qui m’invitait à assister à une réunion budgétaire ou autre et je déclinais à chaque fois. Je m’en fichais. C’était des maths ! Je suis auteur ! Je me rends compte aujourd’hui que c‘était stupide et arrogant de ma part. Toutes les composantes qui permettent de créer une série sont importantes. Elles sont bonnes à connaître et à comprendre. Encore aujourd’hui, je ne comprends pas tout quand il s’agit de budget. Je délègue à des gens très intelligents dès qu’il s’agit de problèmes liés à la production. J’ai le titre de producteur exécutif et je suis censé maîtriser toutes ces choses mais j’avoue que c’est loin d’être le cas. Je regrette de ne pas avoir plus fait attention à tout cela à mes débuts. J’aurais aimé avoir quelqu’un qui me mette un coup de pied aux fesses à l’époque pour m’inciter à m’y intéresser. (Rires) J’ai eu cependant la chance de savoir m’entourer des bonnes personnes, que ce soit en termes d’auteurs, de réalisateurs, de producteurs ou même de directeurs de casting. Engager les bons acteurs a été vital sur Breaking Bad. Vous pouvez avoir le meilleur des scénarios et le meilleur des réalisateurs, si vous n’avez pas les bons acteurs, personne ne fera attention à votre série. Que ce soit pour les personnages principaux ou les secondaires. Bryan Cranston et Bob Odenkirk sont deux grands acteurs au charisme indéniable mais il fallait trouver les acteurs qui se mesureraient à eux, qui ne disparaîtraient pas à leurs côtés. J’ai eu de la chance dans ma carrière. Vous avez beau travailler dur, il y a toujours une part de chance qui entre en jeu.
Que pensez-vous du pouvoir que les showrunners possèdent aujourd’hui ?
C’est une époque excitante et gratifiante que nous vivons actuellement. Aujourd’hui, les showrunners sont encensés. Je crois que cela a commencé avec Les Soprano. C’est merveilleux pour quelqu’un comme moi car je peux faire ce que je veux, raconter les histoires que je veux avec un minimum d’intervention extérieure. Ceci étant dit, je travaille pour un studio, Sony Television, et une chaîne, AMC, qui s’avèrent être de très bons partenaires créatifs. Ils me font part de leurs idées pour chaque épisode mais ils ont bon goût et ils veulent une série originale et de qualité. Je pourrais vous raconter des histoires d’horreur sur ce que vivent certains showrunners, respectés et puissants. Ils ont aujourd’hui la malchance de travailler pour des studios ou des chaînes qui n’ont que de mauvaises idées et qui veulent tout contrôler. Ils doivent se battre au quotidien. C’est aussi une période bizarre pour moi. Je rêvais d’un succès comme Breaking Bad mais je ne pensais pas devenir célèbre au point d’être reconnu dans la rue. C’est flatteur mais perturbant. Je suis toujours pris au dépourvu quand quelqu’un me reconnaît. Mais je n’ai pas à me plaindre. (Rires) Cela me fait penser à mon showrunner préféré, Rod Serling de La Quatrième dimension. Il était en avance sur son temps en matière de célébrité pour un showrunner. Tous les Américains connaissaient son visage. Voire la planète entière. Nous pâlissons tous en comparaison. (Rires)
Quel est votre épisode de La Quatrième dimension préféré ?
Je ne vais pas vous donner un épisode que tout le monde cite, ce serait ennuyeux. Je dirais donc «L’Homme et son double» (Saison 2, Episode 3). Un épisode avec un petit budget. Tout se passe dans un seul décor, une chambre d’hôtel. Un bandit à la petite semaine reçoit l’ordre de son patron d’aller tuer un homme. Les heures passent, il est terrorisé, il transpire à grosses gouttes. Il se regarde dans le miroir et son reflet prend vit et commence à se disputer avec lui. Ce n’est pas la plus passionnante des idées mais l’acteur Joe Mantell est formidable et les dialogues sont géniaux.
Pouvez-vous évoquer vos différentes expériences de showrunner ? Car vous avez travaillé pour des chaînes de network gratuites (Fox, CBS), des chaînes câblées payantes (AMC) et maintenant un service de vidéo à la demande (Netflix), trois systèmes de production et de diffusion très différents.
Je n’ai eu que de bonnes expériences avec tous. Mais je dois dire que j’ai nettement préféré travailler avec la chaîne câblée qu’avec les networks. (Rires). Le modèle économique des networks exige que le plus grand nombre de téléspectateurs regardent ma série. Avec une chaîne câblée, j’ai aussi besoin de téléspectateurs mais pas autant. Elle a d’autres sources de revenus et peut donc prendre plus de risques d’un point de vue créatif. Les saisons sont aussi plus courtes : 10 à 13 épisodes pour une série de chaîne câblée mais jusqu’à 24 épisodes pour une série de network. Je préfère faire peu d’épisodes par an pour prendre plus de temps pour chaque épisode et faire un meilleur travail. Un showrunner qui se lance dans 24 épisodes sait d’avance qu’il va obligatoirement écrire quatre ou cinq épisodes qui ne seront pas très bons. Et un ou deux très mauvais. Mais il l’accepte, c’est dans l’ordre des choses. Je ne veux pas de cela. Je veux savoir que je vais écrire dix très bons épisodes, voire un ou deux extraordinaires. Je vise l’excellence. (Rires) Je gagne moins d’argent mais je m’en fiche. Je préfère gagner moins et faire ce que je veux. Et je connais beaucoup d’auteurs qui pensent comme moi. Ils préfèrent aller travailler là où ils pourront être créatifs et écrire une série originale et de qualité. Il ne fait pas bon diriger un network aujourd’hui. (Rires)
Pensez-vous que les services de vidéo à la demande comme Netflix, Amazon ou Hulu vont remettre en cause la position privilégiée des chaînes câblées comme les chaînes câblées ont bouleversé les networks il y a quelques années ?
Ils permettent surtout pour nous, les auteurs et ceux qui travaillent dans le créatif, de vivre une sorte de ruée vers l’or. (Rires) Il y a plus de débouchés pour mon travail, il y a plus d’acheteurs. Il est plus facile aujourd’hui de créer une série télé et de la voir sous quelque forme que ce soit. Ceci étant dit, je suis vieux jeu et je travaille très dur pour créer une série de qualité à la fois pour l’image et le son. Cela me gêne et me peine de voir des gens regarder ma série sur leur smartphone. Je ne fais pas une série pour qu’elle soit vue sur un écran minuscule. Je veux que les téléspectateurs vivent une expérience cinématographique. Bon, je ne vais pas non plus faire la fine bouche. Je suis déjà content qu’ils regardent ma série, même sur leur téléphone. (Rires) J’attends avec impatience les lunettes de réalité virtuelle. Elles devraient être disponibles dans un ou deux ans. Je les ai essayées. On a l’air idiot avec mais elles sont extraordinaires. J’avais l’impression de voir la télé sur un écran géant. Il n’y a plus de limite. J’aime cette idée de rester dans son salon pour regarder la télé sur un écran de 15 m de large. Cela va être génial. Ce sont les exploitants de salles qui devraient s’inquiéter. Qui ira au cinéma après cela ?