Le règne animal est un long métrage de genre assumé où certains humains se métamorphosent peu à peu en animaux. Alors que ce mystérieux phénomène de mutations se propage, un homme et son fils voient leur existence bouleversée et leur relation enrichie. Thomas Cailley mêle l’intime au fantastique et offre à la fois un film d’auteur profond et un film grand public spectaculaire. Le réalisateur revient sur la création du Règne animal qui sort en salles ce 4 octobre.
L’idée
En participant à un jury à la Fémis, Thomas Cailey a lu un scénario écrit par Pauline Munier. Il y était question d’hybridation entre l’Homme et l’Animal. “J’ai eu le sentiment que cette métaphore était au croisement de tous les sujets que j’avais envie d’aborder alors : la transmission, les mondes qu’on souhaite léguer, ceux dont on hérite, qu’on détruit, ou qu’il reste peut-être encore à inventer,” explique le réalisateur. “J’ai proposé à Pauline de travailler ensemble dans cette direction. Le règne animal suit la relation entre un jeune homme de 16 ans et son père, à un moment où, un peu partout dans le monde, la ‘part animale’ de l’humain se réveille, comme un gène endormi, troublant la frontière invisible entre l’Humanité et la ‘Nature’.”
Le fantastique dans notre quotidien
“Avec l’urgence écologique actuelle, je crois qu’il est vital d’inventer de nouveaux récits qui explorent nos interactions avec le reste du vivant,” souligne Thomas Cailley. “Non par le prisme de l’effondrement inévitable, ou d’un énième récit post-apocalyptique, mais en donnant à voir un élan vital, violent et créateur. Une nouvelle frontière. L’idée de la mutation homme-animal permet d’aborder cette question avec un angle physique, concret, dans le corps des personnages. L’autre point qui m’a immédiatement intéressé, c’est de faire advenir ces mutations dans le monde d’aujourd’hui. J’adore Starship Troopers de Paul Verhoeven et les films de Hayao Miyazaki, mais je ne voulais pas projeter le récit dans un futur lointain ou en faire un pur conte. Je tiens beaucoup à cette irruption du fantastique dans nos vies de tous les jours. Cette friction entre le réel et la fiction est une source précieuse d’empathie, de décalages, de dérèglements, de comédie.”
La peur de l’autre
“La mutation renvoie à la différence et au regard qu’on porte sur elle, en tant qu’individu et en tant que société,” précise le réalisateur. “L’étranger en est une des figures, mais plus globalement c’est la question de la norme qui est en jeu. Le cinéma s’est souvent emparé du thème de l’animalité dans une forme de dualisme. D’un côté les films de monstres, de l’autre les films de super-héros. Des formes d’altérité absolue qui nous rassurent sur notre place dans le monde. Ici c’est différent, l’autre peut être n’importe qui. Mon voisin, ma fille, un collègue. Les personnages ne se transforment pas les nuits de pleine lune : leur mutation est lente, progressive. Ils marchent sur la frontière qui nous sépare du ‘reste du vivant’… S’il n’y a pas d’altérité absolue, la question cruciale devient celle de l’appartenance : comment cohabiter, vivre ensemble, faire société ?”
Un père et son fils
“J’ai eu très tôt l’envie de raconter cette histoire dans ce double point de vue, le fils et le père, deux figures masculines faillibles, en (ré)invention,” remarque Thomas Cailley. “Au début du film, face aux mutations qui secouent le monde et sa famille, François est fort, sûr de lui. Il croit dur comme fer à la guérison de sa femme Lana, à l’unité de son clan, à un retour à la normale… A ce stade, on peut avoir l’impression que François et Emile sont ensemble et solidaires de la même quête. En réalité, François impose sa vision du monde à son fils, et Emile subit en silence. L’enjeu d’Emile est son émancipation, qui va prendre une voie inattendue. Il s’agit de devenir lui-même, d’apprendre à dire non, de choisir son destin.
Et à mesure que son fils trouve sa voie, François, lui, perd ses certitudes, pose un genou à terre. Il fait face à sa peur et à son impuissance. Les rapports s’inversent. François va devoir se remettre en question. La transmission a eu lieu dans les deux sens. François et Emile apprennent à se regarder. On passe d’un rapport de force à une relation d’écoute attentive, d’entraide, de partage. C’est comme ça qu’ils deviennent pour moi des héros de cinéma. C’est quelque chose qui m’avait particulièrement ému dans Il était un père d’Ozu : la vocation d’un père est d’enseigner à son fils l’art d’apprendre à vivre sans lui. Il n’est pas question de changer ou de guérir l’autre, mais d’accueillir et libérer des forces inconnues.”
Des oasis naturelles
Parmi les pinèdes et les champs de maïs des Landes de Gascogne, Thomas Cailley a cherché les derniers hectares d’une forêt primaire troués de lagunes. “Ce sont des lieux magiques, restés inchangés depuis des centaines voire des milliers d’années, bien avant l’implantation généralisée des pins,” confie-t-il. “Ces espaces sont peu répertoriés, difficiles d’accès mais, quand on y parvient, c’est comme un bond dans le temps. En quelques centaines de mètres, on passe d’un champ d’arbres alignés, une forêt industrielle et silencieuse, à des espaces riches et désordonnés où la vie végétale et animale est grouillante. La forêt reprend vie sous nos yeux.”
Pour les trouver, le réalisateur a étudié des cartes anciennes, lu des blogs de passionnés d’arbres qui répertorient les spécimens anciens et déchiffré les images satellites. Il a relevé toutes les taches noires sur une zone couvrant la Gironde, les Landes, et le Lot-et-Garonne. Le plus souvent il s’agissait d’un bassin artificiel, parfois d’une lagune millénaire. Dans cette chasse au trésor, il a fini par dénicher le décor idéal : la forêt primaire, la lagune, un arbre penché sur l’eau nécessaire à l’histoire… Cependant, en plein milieu du tournage durant l’été 2022, tout a été détruit par les terribles incendies de Gironde. La production du film a été mis à l’arrêt forcé et l’équipe est partie. Thomas Cailley est resté sur place afin de localiser des décors de substitution et terminer Le règne animal. Il lui restait encore cinq semaines de travail… intégralement en forêt.
Il a alors repéré une tache noire sur une image satellite du côté de Biscarrosse, dans les Landes. Sur place, il a découvert un ensemble de lagunes totalement préservées, où la sylviculture est impossible à cause de décrets remontant au Moyen Âge. Il avait trouvé une forêt dense, à l’ambiance originelle et au relief contrasté. Il pouvait finir son film.
Les créatures
Dix-huit mois avant le tournage du Règne animal, Thomas Cailley a commencé la conception des créatures. Il a déterminé ce à quoi elles allaient ressembler, comment il allait les fabriquer et les montrer. “Le nerf de la guerre, c’est le choix de la technologie,” admet le réalisateur. “Chacune a ses avantages : le maquillage pour la texture, l’animation pour le mouvement, les effets plateaux pour les interactions avec le décor, etc. Nous avons hybridé au maximum les techniques car la crédibilité d’un effet dépend beaucoup de sa constante ‘mutation’ au sein même de la séquence. Si on utilise toujours le même procédé, l’œil du spectateur le déchiffre en quelques secondes. Ainsi, autour de l’acteur Tom Mercier, le personnage de Fix, se déploie avec du make-up (prothèses, peau), de l’animatronique, des effets plateaux (doublures, câbles), des effets numériques (3D)… Le mix entre ces différentes techniques, lui, est différent à chaque plan.”
Tom Mercier incarne un homme-oiseau à un stade de mutation très avancé. La production a moulé et scanné intégralement le corps de l’acteur. Elle lui a ensuite construit des prothèses d’ailes articulées et lui a posé une peau neuve, pigmentée comme un oiseau et partiellement plumée. En plus des six heures quotidiennes de maquillage, le comédien s’est astreint à un travail physique sur le saut, l’extension au point de se sculpter un corps de danseur.
Le son
Thomas Cailley a rencontré des ‘chanteurs d’oiseaux’. “Ils ont développé des techniques uniques pour interpréter, imiter et même interagir, communiquer avec les animaux,” raconte-t-il. “Ils ont initié Tom Mercier, lui ont appris à ‘parler oiseau’, en aspirant les sons et non plus en les projetant. Cela demande un effort colossal de la cage thoracique et de la gorge. Tom s’est entrainé durant des mois : tout ce qu’on entend dans le film vient de lui. Paul Kircher, lui, a développé avec eux des techniques de respiration et exploré une gamme large de sons, de grognements, de cris. Cette matière première a été retravaillée au montage son. Nous avons exploré la piste de chimères sonores, de manière parfois très technologique et parfois très artisanale, comme le cinéma en pratique depuis toujours. Le fameux cri de Tarzan est le mélange d’une hyène et d’un Yodel autrichien.”
Crédit photos : © StudioCanal